Il se trouve que nous souffrons d’un mal pour le moins étrange : nous avons un besoin impérieux de penser que chacun mérite ce qui lui arrive, et que non, le monde n’est pas complètement chaotique, désordonné et incohérent. Non. Le monde est Juste.
Peut-être un vague reste religieux, une tendance Jugement-Dernier, un besoin de croire en une justice divine inéluctable qui ferait que si un jour je balance des horreurs sur Marie-Madeleine parce qu’elle, elle n’a pas pris un gramme pendant les fêtes, je vais me payer un retour de karma violent. Tu m’as comprise : à un moment donné, nous devons trouver des explications.
Imagine deux histoires…
- Dans la première, une femme rencontre un homme lors d’une soirée chez des amis. Amoureux, ils attendent un certain temps avant d’avoir leurs premiers rapports sexuels. L’homme, séropositif, contamine sa partenaire.
- Dans la seconde, une femme rencontre un homme lors d’une soirée en boîte de nuit, et a des rapports sexuels avec lui dès le premier soir. L’homme, séropositif, contamine sa partenaire.
Quelle est la responsabilité des deux jeunes femmes dans leur contamination ? A qui peut-on imputer la responsabilité de leur maladie ? Y en a-t-il une plus « coupable » que l’autre ? Devos et Comby (1996) ont soumis ces histoires à deux groupes de sujets, qui devaient alors estimer les responsabilités de chacun…
Il s’avère que la conduite de la personne du premier dossier (dite « romantique ») est plutôt valorisée, alors que la conduite de la seconde personne (dite « hédoniste ») est largement dévaluée.
photo cc flickr ilkin.
Autrement dit, l’expérience se penche ici sur l’attribution de responsabilité : pour les individus interrogés, la personne hédoniste devrait être tenue comme responsable de sa maladie, tandis que dans le cas de la personne romantique, le coupable serait le partenaire. Pourtant, d’un point de vue objectif, les conduites ne peuvent pas être les causes de la maladie, et le jugement apporté est un jugement essentiellement social.
Rétablir l’équilibre
Mais alors pourquoi ? Pourquoi jugeons-nous que sur deux personnes infectées, l’une serait plus coupable que l’autre ?
Eh bien voilà… Pour vivre sereinement dans notre monde, nous avons besoin de penser qu’il est juste, besoin de réduire une dissonance qui nous serait insupportable : un innocent à qui il arrive un malheur ne peut pas être complètement innocent, de la même manière qu’un criminel en cavale finira bien un jour par aller rôtir en enfer, histoire de rétablir l’équilibre.
La croyance en un monde juste
Cette illusion fondamentale, soulignée en 1980 par M.J. Lerner (cf. The Belief in a Just World. A Fundamental Delusion), traduirait un besoin de contrôle inhérent aux individus et pourrait se résumer par un bon « chacun reçoit ce qu’il mérite et mérite ce qui lui arrive ». Le chercheur développe un concept, la Croyance en un Monde Juste (CMJ) et crée une échelle permettant de la mesurer.
Fun fact, une expérience réalisée par Kleinke et Meyer (et loin de moi l’idée de raviver le débat homme, femme et discrimination) :
[rightquote]Les hommes dévalorisent bien plus la victime que les femmes et donnent en moyenne deux fois moins d’années de prison au coupable.[/rightquote]Deux groupes d’individus (hommes/femmes) passent une échelle de CMJ, qui permet de déterminer leur degré de croyance, puis sont amenés à regarder la vidéo de deux entretiens, l’un avec une personne victime de viol et l’autre avec le coupable. Les sujets sont ensuite invités à évaluer la victime et le coupable, et à décider d’une peine de prison pour celui-ci.
Les résultats sont parlants : les hommes dévalorisent bien plus la victime que les femmes et donnent en moyenne deux fois moins d’années de prison au coupable. Plus généralement, l’expérience démontre que nous avons tendance à minimiser la responsabilité de l’agresseur, et de la tourner vers la victime.
Lerner nous explique en effet que nous ne pourrions accepter de nous trouver face à des victimes innocentes (personnes atteintes de maladies graves, touchées par des « coups du sort », etc), et que pour rétablir notre croyance en la justice du monde, nous élaborons des stratégies compensatoires.
Illustrons par une anecdote tout à fait champêtre et imaginons : en pleine crise d’insomnie, je farfouille online et m’achète un top coat bradé, un truc qui me promet monts et merveilles, qui me jure de faire revenir à la vie mes ongles, voire mes cuticules. Lendemain du premier essai, je te le donne en mille, mon ongle est décapé, mes cuticules se font la malle, je ne suis que rage et désespoir.
Dans ce cas, les stratégies compensatoires possibles seront :
- annuler l’état de victime, tout faire pour aider la victime et compenser le préjudice subi (horrifiée mais compatissante, ma Sistah Bestah court à ma rescousse et me prépare des bains de mains, des masques de mains, en me ramenant le dernier Top Coat de luxe sorti)(pour compenser, rappelons-nous)
- punir le fautif pour réhabiliter la victime, la logique juridique (la Sistah Bestah, toujours elle, est drôlement vénèr’ et tapote un article à charge sur la marque sur son skyblog, qui fera évidemment perdre des milliers d’acheteurs potentiels),
- considérer que l’injustice est provisoire, et qu’elle prépare à un bonheur ultérieur, la logique religieuse (CERTES, mes cuticules m’ont abandonnée, mais la roue va tourner, et un jour je serais riche et célèbre)(entendons-nous bien : en vrai, la roue, elle ne tourne pas).
Malgré tout, ces stratégies ne sont pas toujours possibles, et obnubilés par le maintien d’un ordre du monde, nous préférerions encore blâmer la victime elle-même.
Ce blâme pourrait alors prendre deux formes : un blâme comportemental (je n’avais qu’à pas acheter bradé ET online, aussi, moi) ou, lorsque le premier n’est pas réalisable, un blâme moral (je n’ai qu’à pas être aussi futile, aussi)… On juge alors les personnes sur ce qu’elles font ou ce qu’elles sont. Tout cela obéissant largement à cette idée que dans notre société, nous sommes toujours responsables de nos actes.
Pour conclure, je dirais que ce concept-là pourrait bien toucher à tous les domaines : quid des conséquences de cette croyance à l’école, quid de la perception des chômeurs ?
Et oui, tiens, c’est drôlement plus pratique comme mécanisme de pensée… Sans vouloir vous rappeler Camille, auto-proclamée crevure néo-libérale : si le taux de chômage des jeunes d’aujourd’hui explose, c’est quand même un peu de leur faute, non ? ?Je vous le dis : c’est bien plus confortable comme système de pensée, ça nous permet de bien contourner le sujet et d’accepter un Sacro-Saint Système qui produit inégalités sociales, injustices, souffrances et j’en passe…
Et parce que Mushii-Concept a raison, un petit coin « pour aller plus loin » :
- Dites, si l’élève redouble, à qui la faute ? A. Lecigne et D. Castra, anciens professeurs chers à mon coeur
- Relation entre croyance en un monde juste, internalité et allégeance : une étude sur des chômeurs
- Un retour sur les travaux de Lerner : analyse du comportement et inférence d’un système de croyances
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