« Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir – valse mélancolique et langoureux vertige ! »
Ce Pantoum de Baudelaire nous dévoile l’importance du parfum dans l’imaginaire de la sensualité – importance qui n’a eu de cesse de croître. Dans l’antiquité, la déesse Aphrodite était associée aux parfums, et les légendes racontent que c’est grâce à de l’huile de rose qu’elle séduisait ses amants.
Aujourd’hui, il se vend en France 152 000 flacons de parfum par jour, soit un peu plus d’un flacon par seconde. Mais quelle place tient ce produit dans nos vies de tous les jours ?
Indice pour comprendre quelle place occupe le parfum dans ta vie : voir quelle place il occupe sur ton étagère.
Pour en savoir un peu plus, j’ai eu la chance d’interviewer Serge Lutens, artiste polymorphe et génie du parfum. Il crée des parfums merveilleux, dont l’empreinte olfactive n’est à nulle autre pareille. Chacun d’eux est une invitation au voyage, un poème fait fragrance, une oeuvre d’art volatile. Avant d’être un virtuose des senteurs, Serge Lutens a été apprenti coiffeur, responsable du développement du maquillage pour la maison Dior, photographe, cinéaste, et mille autre choses encore. Ainsi, je l’ai interrogé sur les raisons qui l’ont poussé à se consacrer pleinement à sa passion pour le parfum :
Les projecteurs sont mis sur le parfum, ce qui ne veut pas dire que je ne fais que cela. L’expression telle qu’elle est doit apporter quelque chose à qui je suis. Créer pour moi est intéressant dans cette perspective, non pour la finalité d’un produit. Un parfum muet, une simple odeur ne m’intéresserait pas du tout. Un parfum, c’est un véhicule d’expressions, d’identité, d’humeurs… Certains aimeront, d’autres pas du tout ! Je ne peux m’empêcher de créer. J’y ai trouvé une façon de dire les choses autrement. Si quelqu’un se retrouve dans cette manifestation d’identité, c’est mon souhait. Je ne connais pas d’écrivain qui écrirait pour ne pas être lu. Mais si vouloir être aimé est une chose, vouloir plaire, non ! Pour moi, ce sont deux choses différentes. Le parfum sinon ne serait qu’un savoir-faire, or, je suis trop brut pour ce monde maniéré.
Parfum et identité(s)
Si l’odeur corporelle est un marqueur d’identité extrêmement important, les parfums peuvent parfois revêtir autant d’importance que cette dernière. Mais l’odorat, sens de l’intime par excellence, peut parfois être mis en péril, comme nous l’explique Jeanne, aujourd’hui vendeuse en parfumerie :
Quand j’avais seize ans, j’ai perdu le sens du goût et celui de l’odorat, à cause de polypes qui s’étaient logés quelque part dans ma cloison nasale. Pendant cette période, qui a duré plus d’un an, j’ai eu le sentiment d’être aliénée d’une partie de moi-même. Un traitement aux corticoïdes et dix kilos plus tard, j’ai pu retrouver une partie des saveurs et des senteurs – depuis, je me ruine en fragrances toutes plus onéreuses les unes que les autres, car j’ai toujours peur de perdre à nouveau la faculté de sentir les choses.
Nos préférences en matière de parfum évoluent tout au long de notre existence. Notre vie olfactive commence souvent avec les joies du « ptisenbon » de chez Tartine et Chocolat, puis avec des parfums très fruités et sucrés au collège (Magnetism d’Escada, hit de la 4ème B), avant de se diversifier à l’adolescence. Mais à la faveur d’un événement ou d’une rencontre, la perception que nous avons d’un parfum peut changer du tout au tout. Chloé raconte :
Un Noël, quand j’étais étudiante, je n’avais qu’un budget de dix euros pour faire un cadeau à ma grand-mère. Je lui ai offert un parfum bas de gamme sans le tester – il s’est avéré être aussi agréable à sentir que l’arrière-train d’un phacochère. Comme ma grand-mère m’aime beaucoup, elle l’a porté pendant six mois : cette odeur, qui me rappelle sa dévotion, m’est aujourd’hui particulièrement agréable.
Lorsque je demande à Serge Lutens s’il pense que le parfum peut être inextricablement lié à une identité, sa réponse est sans équivoque :
Si je ne le pensais pas, je n’en ferais pas ! Le choix doit répondre à une identité donnée. Si ce n’est le cas, alors, comme le disait Nietzsche, c’est du moutonnage ! On voit des gens se précipiter sur des études de marché, de comportement. Pour moi, si une chose ne vous renforce pas dans l’idée de vous-même, alors, ce n’est pas la peine, comme une couleur sur les lèvres que vous ne verrez plus une fois posée, mais que vous ressentirez inconsciemment. Ce renforcement, cette confiance que l’on s’accorde peut vous faire passer à côté du danger de n’être pris pour personne… cependant, il existe aussi, il est vrai, des parfums, des vêtements, des coiffures pour n’être personne ! Il y a un monde pour chacun, mais il n’y en a qu’un de vrai : celui où l’on se retrouve.
Parfum et évocation
Si nous sommes tant liés à une fragrance en particulier, c’est souvent parce qu’elle charrie dans son sillage des souvenirs qui nous évoquent un pan de notre histoire. C’est ce que nous confirme Claire, étudiante en histoire :
La première fois que j’ai eu le droit de porter du parfum, c’était à l’enterrement de mon frère. J’étais encore enfant, et malgré l’abattement général, ma mère avait déposé une goutte de Chanel 19 sur chacun de mes poignets. Ce geste marque la fin de mon enfance – aujourd’hui encore, je ne sens pas ce parfum sans une vive émotion.
Au cours des entretiens que j’ai effectué, j’ai été frappée par la manière dont certaines personnes personnifiaient leur parfum, lui attribuant ici une personnalité, là une présence particulière.
Depuis que j’ai treize ans, je porte « Un bois vanille », de Serge Lutens. Or, je lui fais parfois quelques infidélités, notamment avec « Flowerbomb » : c’est stupide, mais à chaque fois, je me sens coupable – un peu comme si j’avais trompé quelqu’un.
Si l’attachement ad vitam aeternam à un parfum est monnaie courante, nombre de femmes aiment à collectionner les jus, quitte à détourner leur entourage… Et à mettre leur compte en banque à l’agonie. C’est le cas de Marlène, étudiante en Lettres Classiques :
J’ai toujours aimé m’entourer d’une dizaine de parfums, qui retracent ma biographie. Par nostalgie, j’ai récemment racheté un peu du parfum Petit Bateau qui avait bercé mon enfance – ainsi qu’un parfum Yves Rocher, « Comme une Evidence », dont je me suis copieusement aspergée toute mon adolescence. J’achète à peu près un parfum par mois, en soldes ou en promo, et les étagères de ma salle de bain commencent à tanguer dangereusement. Le pire, c’est que je n’arrive jamais à les finir : j’en ai bien trop !
Fascinée par le caractère biographique du parfum, j’ai demandé à Serge Lutens quelle place il accordait à sa puissance évocatrice :
Je ne peux répondre abstraitement, mais si je rentre dans cette histoire de parfums, c’est pour aboutir à quelque chose au moment où je le fais. Cela concerne surtout ceux qui le porteront, cependant, il est clair pour moi, qu’on aurait tort d’isoler le cinquième sens des autres : je ne suis pas un nez à roulettes avec deux trous et une mouillette devant.
Parfum et idéal
Nombre des personnes interrogées pour cet article m’ont avoué être à la recherche du parfum idéal depuis des années : une fragrance originale, dotée d’un sillage reconnaissable entre mille et d’une tenue irréprochable. Intriguée par cette quête quasi mystique, j’ai interrogé Serge Lutens sur sa vision du parfum idéal :
Le parfum idéal, c’est celui qui vous renforce dans l’idée de vous-même. C’est vous ! Le parfum n’est qu’une façon de le faire savoir.
L’idéal d’un produit ne m’intéresse pas, c’est un peu comme « l’idéal d’une chaussure »…si les jambes qui montent ne montrent pas le visage d’une femme, quel intérêt ?
Parfum et marketing
Le parfum étant souvent considéré comme une « création artistique », il fait appel à un dispositif publicitaire hors-normes : la symbolique du péché originel (Lolita Lempicka) côtoie souvent celle d’une sensualité exacerbée (Shalimar). De même, les publicitaires n’hésitent pas à associer l’univers du parfum à l’univers féerique des contes – comme le démontre la célèbre publicité du Petit chaperon rouge, imaginée pour le Chanel n°5 en 1998. Lorsque je demande à Serge Lutens ce qu’il pense de l’omniprésence du marketing dans l’univers des parfums, il me répond ceci :
Le marketing témoigne de la réalité de la société, dans toute sa banalité. Aujourd’hui, tout est marketing : cinéma, télévision, vêtements… Le parfum n’échappe pas à cela et est devenu une étude de comportement socio-culturel. Pour moi, cela ne signifie pas que nous avançons, même si pour eux, « ça marche ! » Cela crée plutôt un envoûtement passager à force de campagnes publicitaires massives et de martelage de l’opinion.
Je pense qu’il est préférable de garder un quant-à-soi dans son domaine, autrement dit… le contraire des principes mêmes du marketing ! Pensez-vous que si l’on avait demandé son avis au marketing, à ce moment-là, Les demoiselles d’Avignon auraient pu voir le jour ? C’est un truc de mémère, du tout fait, du surgelé mis dans du micro-pensé !
On voit donc que les perceptions du parfum diffèrent du tout au tout d’une personne à l’autre, et que les fragrances demeurent souvent associées à des souvenirs ou à des personnes. Madeleines de Proust olfactives, les parfums ont souvent une importance cruciale dans nos vies. Et toi, quel est ton rapport au parfum ? Que t’évoque telle ou telle senteur ?
Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
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