Si vous me demandez d’où je viens, je vous donnerai la ville ou le pays où j’ai grandi. Si vous me demandez où je vis, je vous donnerai une adresse, avec un numéro de rue et un code postal.
Si vous me demandez les lieux que j’habite, la réponse sera tout autre. La friche ensoleillée où je prends mon déjeuner parfois, le chemin à travers les dunes vers la plage des vacances en Bretagne, le bureau à côté de la fenêtre qui donne sur le boulevard bruyant, ou le béton rose devant la maison de mon enfance désertée…
Dans Nomadland, on réfléchit avec une poésie infinie à comment on construit un chez-soi, à ce qui nous pousse à élire un lieu comme foyer, et on conclut que ce sont ces lieux, finalement, qui nous habitent.
Et on empoche toutes les récompenses dont trois Oscars amplement mérités, celui de la meilleure actrice pour Frances McDormand, et ceux du meilleur film et de la meilleure réalisatrice (historique !) pour la formidable Chloé Zhao.
Votre sortie au cinéma de ce 9 juin vient de s’illuminer.
Nomadland nous invite dans une tradition américaine
À chaque plan, qu’il détaille les traits de la poignante Frances McDormand, ou qu’il tente de capturer en grand-angle l’essence de paysages vastes et somptueux, l’oeil de Chloé Zhao nous plonge dans l’univers des nomades américains. Ils sont les héritiers des explorateurs de la ruée vers l’Ouest, des pionniers qui avaient laissé l’Europe derrière eux, en quête d’une seconde vie.
Le mode de vie non sédentaire survit aux États-Unis depuis des siècles, sous différentes formes. De la Beat Generation des années 50 à la #VanLife d’aujourd’hui, le constat reste le même : les nomades constituent l’âme de l’Amérique et de ses descendants de colons. Jack Kerouac, le plus connu des beatniks, vendait les mérites de cette existence de vagabondage dans son oeuvre On The Road en 1957 :
« Nothing behind me, everything ahead of me, as is ever so on the road (“Rien derrière moi, tout devant moi, comme c’est toujours le cas sur la route.”) »
Dans Nomadland, ce mode de vie est aussi une fuite vers l’avant. Il oscille entre la grande précarité et l’envie de s’émanciper d’une société instable et rongée par le crédit, sur laquelle on ne peut pas compter.
Fern a tout perdu depuis que l’usine où elle et son mari a fermé, et qu’Empire, la ville entièrement constituée de ses salariés qui l’entourait, a cessé d’exister. Une ville fantôme silencieuse que Chloé Zhao visite avec une immense et merveilleuse mélancolie, accompagnée du piano de Ludovico Einaudi qui sait toujours chatouiller mon canal lacrymal.
Après la mort de son mari, Fern a enchaîné les petits boulots, et travaille désormais en tant qu’intérimaire — tantôt chez Amazon, tantôt dans un fast food au milieu du désert, quand elle n’est pas vendeuse de pierres et de bibelots en plein air. Elle habite un van qu’elle a optimisé et aménagé pour y vivre avec pour seuls colocataires ses souvenirs, ultimes reliques de sa vie antérieure.
Errance ou mode de vie assumé ? Quelque part entre les deux. Où que soit garé son van, Fern habite loin des autres. Elle rencontre des amis, d’autres marginaux solitaires, qu’elle s’empresse de quitter, et elle ne rend visite à ses proches que lorsqu’elle a besoin d’eux. Sa seule constante est ce minuscule foyer roulant, dans lequel elle a chargé son strict nécessaire, et sa tristesse d’une vie terminée avant sa mort.
Qui est-on, et surtout comment continue-t-on à vivre, quand toute l’existence qu’on s’était construite s’est écroulée ?
Entre fiction et documentaire, Nomadland cherche le quotidien dans l’inconstance
On partage la vie de Fern pendant un an, et à travers toutes ses économies — d’argent, d’espace, de mots. Nomadland nous emmène dans un quotidien articulé autour de décisions cruciales et différentes à prendre chaque jour.
Qu’est-ce qu’on répare parce qu’on l’aime, qu’est-ce qu’on jette pour ne pas s’encombrer ? Avec qui va-t-on partager le prochain bout de chemin avant de se quitter ? Quelle boîte de conserve on mange ce soir ? Quelles photos on conserve pour se souvenir de ceux qui sont partis ?
Nomadland prend le temps de détailler un quotidien très cinégénique, au rythme des levers et couchers de soleil dans une nature qui nous enveloppe complètement (en ça, il est indispensable de voir ce film sur grand écran !). Si aucun jour ne ressemble à un autre, la constante est la beauté mêlée à la dureté de cette vie vagabonde.
On part à la rencontre d’une véritable communauté, à travers Swankie, Linda May, Bob… Autant de personnages qui portent le même nom que leur acteur, puisque Chloé Zhao a choisi de faire jouer à de véritables nomades leur propre rôle. Chaque scène de vie, chaque réunion, chaque histoire qu’ils racontent, chaque souvenir qu’ils évoquent transperce les frontières de l’écran, mêlant presque le documentaire à la fiction. Une combinaison extrêmement émouvante et forte.
On se connecte avec ces gens à la Terre, et on se laisse aller à la contemplation. On rentre dans un quotidien aussi extraordinaire que banal, jusqu’à ce que Chloé Zhao nous fasse revenir sur nos pas, sans qu’on se soit rendu compte qu’on parcourait une boucle…
Nomadland, une ode à la vie de ceux qu’on met de côté
Tout le long de Nomadland, je me suis rappelé cette poétesse américaine, Elizabeth Bishop, qui a longtemps contemplé l’idée de géographie. Où est-ce qu’on habite, pourquoi, comment un lieu devient-il notre maison ? Qu’est-ce qu’on laisse derrière nous en partant ?
Dans son poème One Art, du recueil Geography III, elle écrit :
« It’s evident the art of losing’s not too hard to master though it may look like (Write it !) like disaster. (“À l’évidence oui, dans l’art de perdre il n’est pas difficile de passer maître même s’il y a là comme (écris-le !) comme un désastre.”) »
Frances McDormand incarne à la perfection cette Fern qui se convainc qu’il faut continuer à avancer coûte que coûte. Pour des raisons de survie matérielle, mais aussi pour garder en vie celui qu’elle a tant aimé grâce à ses souvenirs.
Chloé Zhao fait surtout de ce film une ode à cette vie de seconde main, aux êtres qui se recyclent parce que même quand le nid s’envole, il nous reste un souffle et une musique qui méritent d’être pleinement vécus. Pour cela, elle met en scène une galerie de personnages plus âgés que ceux qu’on a l’habitude de voir au cinéma, et ce n’est pas pour me déplaire. Ces personnes souvent mises de côté par la société, et notamment beaucoup de femmes dont on oublie qu’elles vivent aussi sur la route, avec tous les dangers que ça peut représenter, reçoivent ici toute la lumière qu’elles méritent.
Fern croit en l’adage disant : ce qui est inscrit dans les mémoires ne meurt jamais. Et en ça, Nomadland ne mourra pas de si tôt, car vous vous souviendrez longtemps de cette merveille.
Alors rendez-vous absolument dès le 9 juin au cinéma !
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