« Ah, enfin vous voilà ! La nouvelle génération qui promet de parler sans langue de bois ! »
C’est avec cette exclamation que Jean-Pierre Elkabbach accueille le nouveau ministre de l’économie pour sa première interview depuis sa nomination.
Le journaliste l’interroge sur le climat social, et notamment le décalage qui se creuse de plus en plus entre le peuple et la classe politique. Il faut dire que la récente affaire Thévenoud, ce député qui ne payait ni ses impôts, ni ses PV, ni ses loyers, aggrave encore l’image déplorable d’une classe politique à mille lieues des préoccupations quotidiennes des Français… Et on sait très bien à qui profitent ces scandales.
Le jeune ministre de l’Économie est très à l’aise dans l’exercice : le dialogue qui s’installe avec le journaliste est plutôt agréable à suivre.
« Ce que voulait dire Emmanuel Macron… »
Quand soudain, Emmanuel Macron invoque un cas concret : celui d’une société, qui doit licencier des salariés, dont le reclassement est difficile voire impossible. Voilà ce qu’il en dit :
« Dans les sociétés dans mes dossiers, il y a la société Gad : il y a dans cet abattoir une majorité de femmes, il y en a qui sont pour beaucoup illettrées ! »
Ma première réaction a été de penser que ces femmes doivent vraiment être illettrées : après tout, s’il a étudié le dossier, c’est peut-être une information qui a été portée à sa connaissance.
Mais c’était avant de tomber sur les propos d’Annick Le Gevel, déléguée syndicale (CFDT) des salarié•e•s de Gad, rapportés par Ouest France…
« On ne peut pas entendre de tels propos, c’est tout simplement scandaleux et infondé. Je suis atterrée. […] nous faisons attention à ce que tout le monde puisse avoir accès à la formation et à la connaissance. Sur quoi se base-t-il pour formuler de tels propos ? Je pense que notre direction ne lui a pas donné d’informations sociologiques sur notre entreprise. Alors pourquoi ces insultes ? C’est honteux pour nos collègues. »
Les propos du ministre ont provoqué une telle indignation que le porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll, a tenté de les tempérer à la sortie du conseil des ministres mercredi :
« Ce que voulait dire Emmanuel Macron ce matin c’est qu’il y avait un gros déficit en termes de formation initiale au départ, ce qui peut se corriger, mais en termes de formation continue ensuite. »
Interpellé à l’Assemblée Nationale lors des questions au gouvernement, Emmanuel Macron a exprimé ses regrets, et présenté des excuses « aux salariés que j’ai pu blesser par ces propos, et je ne m’en excuserai jamais assez » (voir la vidéo).
Une carrière « tunnel », déconnectée de « la vraie vie »
On ne sait pas trop « ce que voulait dire Emmanuel Macron ». Gageons que tout le mépris qui suinte d’une pareille déclaration n’était pas volontaire. Mais il est cependant certainement symptomatique d’une élite politique qui a, depuis bien longtemps, perdu pied avec la réalité du quotidien des Français — si tant est qu’elle ait un jour été en contact avec cette réalité…
Michèle Delaunay dénonce ces élus déconnectés de la réalité
La députée socialiste Michèle Delaunay a publié cette semaine une note de blog très juste, dans laquelle elle analyse pertinemment le problème : quand on a passé toute sa vie à suivre le même parcours tout tracé vers le pouvoir, il n’est pas surprenant d’être, au final, complètement déconnecté.
« Ils ont fait Sciences Po, passé ou non un concours de l’administration, regardé autour d’eux… Et finalement trouvé un poste d’attaché parlementaire ou un job dans une collectivité et, pour les plus chanceux ou les plus habiles, dans un « Cabinet ». »
On va lire les trois premières lignes de la biographie d’Emmanuel Macron sur Wikipédia, juste pour voir ?
« Affecté en 2004, après sa scolarité à l’École nationale d’administration (ENA), à l’Inspection générale des Finances, il poursuit sa carrière en tant que banquier d’affaires chez Rothschild & Cie de 2008 à 2012, puis occupe de mai 2012 à juin 2014 les fonctions de secrétaire général adjoint de la présidence de la République. »
Emmanuel Macron n’est jamais passé par l’épreuve des urnes : il n’a jamais été candidat, jamais été élu. Son bref passage dans l’univers du militantisme est loin.
Mais le suffrage universel ne garantit pas une meilleure représentativité que la sélection des concours administratifs, puisque les candidats aux élections appartiennent, pour beaucoup, à la même élite. Ils sont choisis et adoubés par elle. Emmanuel Macron avait d’ailleurs échoué à obtenir une investiture aux élections législatives en 2007 ; c’est suite à cet échec qu’il a rejoint la banque Rothschild.
Michèle Delaunay appelle « tunnel » ce processus d’évolution cloisonnée, qui permet de comprendre un peu mieux le mépris et l’insulte que peut ressentir le commun des mortels face aux propos et aux attitudes de certains représentants politiques, élus ou nommés.
« Ce texte n’a d’autre objet que de répondre à un questionnement que j’entends plusieurs fois par jour depuis quelques semaines : comment cela est-il possible ?
« Cela » ? Perdre tout pied dans la réalité, n’avoir plus le sens commun. Agir comme si l’on était au-dessus de la règle la plus élémentaire, ne plus savoir entendre raison ou n’en plus avoir. Je n’ai besoin ni de noms, ni d’exemples : ils ne sont que trop nombreux.
L’explication la plus plausible est la plus simple : ces élus n’ont jamais connu la vie réelle. Entrés tôt dans le tunnel, ils n’en sont jamais ressortis. Compter pour savoir si l’on pourra payer ses deux employés à la fin du mois, si l’on aura soi-même assez pour assumer la scolarité du petit, le loyer… . »
Le tunnel, ou comment faire carrière sans mettre un pied dans la vraie vie
Michèle Delaunay est actuellement députée de Gironde. Elle a été Médecin des hôpitaux, cancérologue, cheffe de clinique au CHU de Bordeaux. Elle revient sur son analyse sur le plateau de C à Vous.
« Je ne visais personne de particulier », explique-t-elle. Oui, c’est bien ça le problème, à vrai dire : son analyse peut s’appliquer à de trop nombreux élus et responsables politiques. Mais le fait que leur ignorance des réalités soit sincère ne la rend ni plus acceptable, ni excusable.
Et avant que la moitié de la classe politique se défende d’être atteinte de ce mal au motif qu’ils ont bien un métier à côté de leur mandat, il faut avoir cette nuance à l’esprit : avoir un métier en dehors de la politique n’est pas en soi un vaccin contre les oeillères du « tunnel ». Cela n’a pas empêché Jérôme Cahuzac, médecin également, de perdre pied avec la vraie vie. Mais cela, Michèle Delaunay l’analyse très bien aussi :
« Il faisait des implants capillaires. Ce n’est pas auprès de ces patients-là qu’on trouve les gens les plus en difficulté, si vous me suivez bien. »
Oui, on vous suit très bien.
NB : avocat d’affaires non plus, ça ne marche pas.
« Avocat d’affaires, reconnaissons que c’est le creuset du conflit d’intérêts. »
Décidément Michèle Delaunay, vous êtes ma nouvelle héroïne ! Vous pouvez la retrouver sur Facebook, sur Twitter, sur son blog et sa page de députée.
Et toi, qu’en penses-tu ? As-tu déjà été rencontrer ton/ta député•e pendant ses permanences ? As-tu le sentiment que les élu•e•s sont au fait des problèmes que rencontrent les Français•es au quotidien et dans leur vie professionnelle ?
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Les Commentaires
D'un côté quelqu'un qui a peut-être exagéré ses chiffres à propos d'un problème de société et d'éducation, et de l'autre une élue qui fait le constat (pas vraiment nouveau) que les politiques sont parfois déconnectés des réalités du quotidien et restent confortablement entre eux... Il faut me dire comment on arrive à relier les deux, à part si on est télépathe et qu'on sait que les paroles de M. Macron étaient volontairement rabaissantes pour les employées de Gad parce qu'il est dans sa tour d'ivoire politique et qu'il méprise les "petites gens" unno:
Et même si c'était vrai, qu'il méprise les gens de niveau social bas, au moins il s'est excusé, pas comme certains politiques qu'on entend sortir des propos aberrants et totalement insultants sur divers types de personnes (femmes, personnes d'origines étrangères etc), qui ne s'excusent pas (ou alors juste pour faire "style", en rajoutant une couche de justification et parfois de moquerie au passage) et qu'on bâche beaucoup moins...