Mercredi soir, 23h11, enfoncée dans le canapé défoncé de ma copine N., j’écoute depuis maintenant deux longues heures ses interrogations amoureuses et existentielles.
Elle vient juste de commencer à travailler, et justement, dans l’open-space, juste en face d’elle, enfin presque, y’a ce mec merveilleux, ce barbu trop cool pour être vrai, qui passe son temps à la faire rire et à l’intégrer à l’équipe en l’invitant à déjeuner.
Alors chaque matin, au lieu de mettre trois fois le réveil en pause, au lieu d’enrouler un peu plus la couette et de prier pour que le temps s’arrête, elle se lève un peu plus tôt, elle en rajoute un peu pour être un peu plus belle, mais pas trop non plus, faudrait pas qu’il pense que c’est pour lui, tu vois.
C’est pas grand chose, et il est fort possible que le Barbu passe complétement à côté, c’est une couche de mascara supplémentaire, celui qui recourbe et fait pousser, c’est un collant qu’on s’applique à enfiler plutôt qu’un legging délavé, une pause qu’elle marque à la sortie du Métro pour se remettre du gloss avant d’entrer.
All About Steve, où la pote de Daria, c'est Sandra Bullock.
Ce sont ces petits riens qui la font soupirer, qui lui permettent d’entretenir une histoire inexistante, toute seule dans sa tête, elle s’entraine, elle répète, les bons mots à lui dire, la bonne attitude à adopter, elle bat des cils derrière son écran plat et sa frange brossée, elle attend qu’il la remarque, le petit jeu peut durer. Elle analyse tout, le nombre de cafés qu’il boit, le nombre de smileys utilisés dans leurs échanges professionnels, elle regarde ses mains, ses doigts, pour s’assurer qu’il n’est pas marié, elle le suit sur Twitter, sur Facebook, elle note ses heures de départ et d’arrivée, elle se renseigne discrètement, lui invente des week-ends et des soirées, s’inquiète pour une cerne ou un bâillement, c’est sûr, il a quelqu’un, il est crevé…
Le plus drôle dans cette histoire, c’est que ma copine n’est pas une greluche. Non, vraiment, d’habitude, elle a plutôt les idées claires, elle s’intéresse à des masses de choses, elle parle trois langues, elle est capable de te battre à Mario Kart, bref, pas un cliché tout droit sorti d’une série américaine à la Gossip Girl, une petite nana tranquille, plutôt jolie, l’air assuré, capable de danser à moitié torchée sur un bar et de partir en sac à dos barouder tout un été, pas une tête brûlée, mais pas une petite fée sucrée.
Mais depuis le Barbu, quelque chose a changé, j’ai l’impression de la revoir au collège en train de remplir son agenda de petits cœurs et du prénom de son amoureux du mois, je suis prête à parier qu’elle fait des lignes de « Madame Le Barbu » en calligraphie appliquée.
Je ne suis pas aigrie, moi aussi j’ai poussé des soupirs transis, je me suis extasiée devant un texto, j’ai pleuré pour un rendez-vous annulé, mais je ne me suis jamais projetée dans une histoire au point de fantasmer H24 sur ma proie, au point de le stalker partout sur Internet, de me créer de faux profils, bref, de pédaler dans une semoule tiède et caramel avant même d’avoir jugé des capacités linguales de l’intéressé.
Je manque sans doute d’amour propre, ou alors j’en ai rien à taper, mais j’ai toujours pensé qu’il fallait mieux se manger un gros bon vent, une bonne claque dans ta face, dès le départ, dès que tes neurones commencent vaguement à s’exciter, plutôt que de risquer la chute mortelle du piédestal de cupidon après trois mois d’investigation.
C’est aussi l’histoire du chat de Schrödinger, si on ne se lance pas dans l’inconnu, si on n’essaie pas, alors on ne sait jamais ce qui aurait pu être, ce qu’on a pu laisser de côté au profit de nos interrogations internes, de nos obsessions, on reste avec ce goût amer, cette impression d’avoir échoué, alors qu’on a rien fait, qu’on a même pas tenté.
Il y a des centaines de manières de faire comprendre à quelqu’un qu’on a envie de le connaître, et puis de l’embrasser, ou de l’embrasser et de le connaître, ou de l’embrasser sans le connaître, mais il n’y a qu’une seule façon de se lancer, fermer les yeux, oublier son kilo en trop et son bouton sous la lèvre, celui du 18ème jour sa mère, c’est d’aller au charbon, de se sortir les doigts, mais surtout de ne pas craindre le résultat.
Et si ca ne marchait pas ? Et si il me disait que je ne lui plais pas ? Et si il se marrait ? Et si il me faisait le coup de l’amitié ? On s’en fout non ? Je suis un peu hippie débile, mais je me dis qu’on ne perd pas son temps quand on manifeste son désir ou son intérêt pour quelqu’un, que l’énergie positive qu’on déplace à ce moment-là ne se perd pas, ni pour l’autre, ni pour nous. Je me dis aussi que l’objet de mon intérêt n’a aucun goût. Non mais.
Ma copine N. n’en est pas vraiment là. Après trois heures de gloussements mignons et d’anecdotes passionnantes où elle me raconte comment la main du Barbu a effleuré la sienne dans la queue de la fontaine à eau, et où elle m’explique sa tactique d’impression rétinienne de son image dans l’œil de l’Homme par passage chronométré dans son champ de vision, je sature un peu. Je la secoue. Je lui demande ce qu’elle attend, pour lui proposer d’aller boire un verre, un vrai, pour l’inviter à faire un truc en dehors du travail, loin des collègues et de la machine à capsules.
Bien sûr ce n’est pas simple, le contexte professionnel de l’affaire peut rendre l’ambiance un peu lourde si N. se fait envoyer paître, mais combien de temps de cerveau peut-elle encore perdre à imaginer, à rêvasser ? Combien de temps peut-elle accorder à cet homme qui, pour l’instant, ne la regarde pas ? Combien de paires de chaussures va-t-elle choisir en fonction des goûts présumés et imaginaires du Barbu sympa ? Combien d’autres histoires, d’autres rencontres, d’autres possibilités, vont-elles lui passer sous le nez le temps que son obsession cesse ?
Je me protège en déclarant mes intentions rapidement aux hommes qui me plaisent, mais elle s’enferme en refusant de s’y essayer. Elle pourrait attendre qu’il vienne la chercher, moisir derrière son bureau bien rangé en guettant le moindre geste, le moindre mail, la moindre marque de gentillesse, mais est-ce qu’on a vraiment le temps d’attendre que la personne désirée se décide à bouger ? Est-ce qu’on a pas le droit d’exiger qu’elle ouvre les yeux, là, tout de suite, maintenant ? Sans attendre, sans imaginer, juste pour de vrai ? Je ne recommande pas l’offensive massive, genre « on baise ou on boit un verre, moi j’ai pas soif », ca peut fonctionner, après tout, sur un malentendu …, mais ca demande un certain bagou, une certaine mise en scène, et ca débouche surtout sur des histoires entre quatre murs et une couette.
Je me dis juste qu’on gagnerait toutes à arrêter de se monter des plans, à dessiner des châteaux au Portugal, et à oser se montrer, comme on est, entières, décidées, prêtes à emballer.
— Daria Marx est aussi sur son blog
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Les Commentaires
On se retrouve toutes un peu dans les deux situations : celle qui écoute, et celle qui parle.
Personnellement, j'écoute plus que je ne parle, et je dois admettre que les discours comme ceux de la fameuse N, j'en ai entendu quelques uns.
C'est assez marrant, maintenant, de s'apercevoir les différents points de vue qui peuvent en découler, même si au final, ce sont les mêmes conseils qui sont émis.
Cela dit, je les ai toujours trouvées très mignonnes, mes amies, quand elles s'inventaient une vie commune de prince et princesse avec ce bellâtre qui jouait des tours à leur petit c?ur (sans le vouloir, ne les blâmons pas parce qu'ils plaisent).
Et quoi qu'il en soit, il faut toujours pousser les gens à agir. Prendre la comparaison avec la théorie de Schrödinger était vraiment de mise, parfaitement trouvée. Bravo.