Alors voilà, une fois n’est pas coutume, on va commencer par causer, vous et moi. Parce que le jeu Hey Baby nous a un peu remuées, parce que la médiatisation des viols et autres violences faites aux femmes ont de quoi rendre paranoïaques. Parce qu’on ne va pas continuer à marcher dans la rue en ayant la trouille, vous m’entendez ?
Causons, donc.
Petite anecdote personnelle…
Il y a quelques temps, tu vois, un type m’a suivie. Il était quelque chose comme 17h30, la nuit commençait à peine à tomber, j’étais en plein centre-ville et ça grouillait de monde. Je l’ai vu de loin celui-là, et en voyant son regard me reluquer pendant que je le dépassais, je me suis dit la fameuse phrase (toi-même tu sais) : « ah putain, celui-là, il est pour moi ! ». Effectivement, le type s’est mis à me suivre. J’ai tenté les bonnes vieilles méthodes : changement de trottoir, accélération de la marche, ralentissement… Et évidemment, à chaque étape, le mec changeait de trottoir, accélérait, ralentissait.
Vous voyez, je suis rentrée chez moi complètement paniquée, le cheveu qui frisotait de paranoïa, complètement en stress et annonçant à mon mec que bordeyl, la vie c’est trop une jungle.
Quelques minutes sont passées, j’étais bien contente d’avoir survécu. Bien contente, mais j’avais tout de même envie de me coller des baffes, à moi-la-féministe, à moi-la-grande-défenseuse-du-girl-power : sans déconner, si vraiment j’étais en danger, j’aurais pu gueuler un bon coup et mon psychopathe de pacotille aurait très certainement déguerpi.
Au-delà de cette considération, arrêtons-nous deux minutes si vous le voulez bien : j’aurais pas un peu déliré, sur le coup ? Je veux dire, le mec, en plein centre-ville, c’est pas un peu probable qu’il aille juste au même endroit que moi sur quelques mètres ? C’est pas un peu probable que son trajet ait juste inclut le même changement de trottoir ? Pas un peu probable que mon imagination gavée de Dexter ait pensé quasi-instantanément au pire potentiel ?
Et puis j’ai pensé un peu à lui aussi, à ce type que j’ai pris pour un sadique violeur en puissance, un psychopathe sanguinaire qui allait m’attaquer violemment au beau milieu de Pey-Berland (HEY les bordelais), juste en face de la cathédrale pour ajouter dans la tragédie. Non mais vous imaginez : peut-être qu’il ne me voulait rien du tout, que mon esprit de chienne de garde s’est emballé. Qu’est-ce que ça peut lui faire, à lui, de se rendre compte qu’il peut terroriser une fille juste parce qu’il est un homme ?
Ce que je veux dire, c’est que je me suis tellement persuadée que j’étais en train de vivre une expérience affolante que je m’en suis traumatisée toute seule.
Une petite couche de psycho-socio ?
Et on en arrive là où je voulais en venir (vous pensiez vraiment que je n’allais pas vous rajouter une couche psycho-soc’ ?) : si l’on est convaincu que quelque chose va arriver, est-il possible que nous modifions nos comportements de telle sorte que cette chose-là arrive ?
Il paraît, et ça s’appelle les prophéties auto-réalisatrices. Dans les années 50, le sociologue Robert K. Merton reprend le Théorème de Thomas, qui constate en substance que si l’on considère une situation comme réelle, alors elle l’est dans ses conséquences. Autrement dit, nous avons à la base la perception d’une situation (je SAIS que je vais botter les fesses de mes camarades aux prochains partiels), qui engendre un comportement de notre part (je me mets à étudier de façon acharnée), qui lui-même engendre alors la situation attendue (j’ai effectivement botté l’arrière-train de mes compères).
Autre exemple : nous sommes en 2010, des grèves surgissent un peu partout dans le pays, et les médias annoncent en grande pompe une rupture potentielle de carburant. Affolés, les gens se ruent vers les stations services les plus proches. Conséquence : rupture de carburant.
Vous me suivez ?
Ce que j’accomplis est conforme à mes propres attentes, j’ai des attentes précises face à un résultats et j’agis de façon à ce que ma prédiction de réalise (R. Jones, 1977).
Petite expérience amusante (Feather, 1966) :
Les sujets de l’étude sont des jeunes femmes, à qui l’on demande de résoudre 15 anagrammes. Deux groupes distincts sont formés :
- les jeunes femmes du premier groupe doivent résoudre 5 anagrammes très simples,
- tandis que celles du second groupe doivent résoudre 5 anagrammes insolubles.
A la suite de ces 5 anagrammes, les jeunes femmes évaluent les chances qu’elles ont de résoudre les problèmes restants. Je vous le donne en mille : les femmes du premier groupe ont estimé avoir plus de chances de résoudre les problèmes suivants… Et les autres ont estimé qu’ils étaient tous insolubles.
Après avoir donné ces estimations, les participantes ont travaillé à la résolution des anagrammes restants. Je te le redonne en mille : plus une jeune femme s’attendait à réussir, plus elle avait effectivement résolu de problèmes.
Ici, les attentes ont donc influé sur les capacités, des perceptions ont participé à la production de la réalité.
Ce que je veux vous dire par là, c’est que si mes actions ont une prise avec la réalité, j’ai beaucoup plus de pouvoir que ce que je crois (en schématisant, hein), et dans ce cas-là je peux devenir ce que je veux. La ville, elle est à moi, la rue aussi, et si je décide que ce type qui me suit, c’est juste dans ma tête, alors ça l’est. Et si je décide d’avoir l’air d’être une fille qui en a des grosses, peut-être qu’on viendra pas m’emmerder en me disant que j’ai une tête « virginale » (true story).
Vous faites comme vous voulez, vous chantez Bulletproof en faisant les courses, le poing en l’air (non, pas comme Amel Bent, non), vous décidez de foutre un coup de pied dans la réalité et d’être une nana qui en a (un peu comme elle)… Parce que parfois, c’est important de batailler pour soi : pour ne pas être terrorisée et terrorisable dans la rue, pour négocier son salaire, pour négocier ses conditions de travail. Alors je ne vais pas te la jouer Spice Girls, mais un peu quand même : mordez, les meufs !
Pour aller plus loin
- Rappelle-toi, nous avions discuté ici de l’effet Pygmalion, qui est une bonne illustration de prophétie auto-réalisatrice
- Un article de Jean-François Staszack sur les prophéties auto-réalisatrices et la géographie (Hello amarande !)
- Auto-réalisation de la prophétie et recrutement