Je rentrais d’un week-end chez mon père, quelques jours avant mes 20 ans. Il était 20h, je suis sortie de la gare, et parce que ma mère ne pouvait – ou ne voulait – pas venir me chercher, je me suis résolue à prendre le bus. Je me suis assise sur le banc de l’arrêt, et j’ai attendu. Le bus tardait à venir, mais, malgré la nuit tombée, les lampadaires allumés qui propageaient une ambiance un peu étrange, je n’avais absolument pas peur, j’étais en confiance. C’était ma ville, c’était familier, et c’était calme. Raison précise pour laquelle je n’avais jamais vraiment senti le moindre danger, et pour laquelle je l’aimais, je m’y sentais à l’aise.
Une jeune fille s’est installée à côté de moi. Très jolie, mais pas très rassurée. Je l’ai remarqué tout de suite, sans vraiment y faire attention, avant d’assister à une scène que j’allais plus tard me repasser en boucle, désireuse de comprendre ce qu’il s’était vraiment passé. Elle était accompagnée de son petit ami, et l’un comme l’autre étaient visiblement embêtés par un jeune homme ; tous avaient à peu près mon âge. Il allait, revenait, les embêtait un peu, et repartait. Il y avait quelque chose d’étrange dans son regard, de malsain, mais jamais je n’aurais pensé que ceci allait se solder par l’horreur à laquelle j’ai asistée.
Le bus avait beaucoup de retard, ça m’a agacée, je m’en souviens. Il faisait froid, et je voulais rentrer chez moi. Maintenant, quand j’en parle, c’est de façon assez neutre, parce que je crois que mon cerveau a bloqué toute émotion en rapport avec ce moment-là. Tout s’est passé très, très vite. Il est revenu, s’est approché de la jeune fille, a sorti un objet argenté de son sac, un couteau dont je ne retiens que l’éclat brillant sous les lampadaires, et a poignardé la jeune fille au ventre. Profondément. Puis il s’est enfui. Son regard a croisé le mien, et j’ai capté ce sourire malveillant, qui m’a fait le même effet que s’il avait lancé « Tu l’as bien mérité » à cette jeune femme assise à mes côtés, qui s’est écroulée sur moi, en larmes, ses mains resserrées sur son ventre couvert d’un pull couleur crème qui se tachait de sang. Elle balbutiait, appelait à l’aide, hurlait qu’il fallait appeler les secours. Puis elle s’est évanouie sur le sol, dans une large flaque de sang.
Les gens présents se sont approchés, ont regardé ce qu’il se passait, mais aucun n’a eu le réflexe de sortir son téléphone, d’appeler des secours. Ils assistaient à cette scène comme d’autres auraient regardé une série télé, sans réaliser que cette fille était en train de perdre son sang, en train de mourir, que la situation était grave, et qu’il ne s’agissait pas d’une simple bagarre de comptoir. Ils ont fait preuve d’un voyeurisme qui aujourd’hui me choque encore
. Comment peut-on rester insensible à une telle violence, à une telle souffrance, et regarder une jeune fille de 20 ans perdre son sang sans réagir ?
J’avais déjà prévenu les secours, et un autre jeune homme avait eu le même réflexe. Une amie de la jeune femme nous suppliait d’appeler encore, de faire quelque chose car elle allait mourir, disait qu’il fallait courir après l’agresseur, le rattraper, agir. Cette panique intense m’a submergée, comme au ralenti : tout était à la fois très flou et très clair dans ma tête, j’avais complètement oublié le côté affreux, morbide, sanguinolent de la situation. J’étais en fait très calme, même si mes jambes tremblaient tellement qu’une fois que les pompiers sont arrivés, et qu’ils ont pris la jeune fille en charge, l’un d’eux m’a conseillé de rentrer rapidement chez moi.
Je suis rentrée, j’ai envoyé un message à mes amies, leur demandant de me faire rire, de me changer les idées, car je sentais la crise de nerfs arriver, la panique pure et dure faire surface, chose que je voulais absolument éviter. Il m’a fallu les rassurer, alors que moi-même, j’étais choquée, ce qui m’a paradoxalement aidée à relativiser. J’étais indemne, en sécurité, il ne m’était rien arrivé à moi, et j’étais chanceuse. Je ne connaissais pas les tenants et aboutissants de l’histoire, aussi ne savais-je pas pourquoi cette jeune fille avait été agressée. Pour moi, c’était un acte commis au hasard, sur elle comme ça aurait été pu être sur n’importe qui… moi y compris.
Elle a fait plus d’une semaine de coma. Des arrêts cardiaques consécutifs. Elle s’est en est sortie, mais sa vie sera marquée pour toujours par ce garçon qui n’avait pas accepté qu’elle repousse ses avances et qui la harcelait depuis près d’un an.
Moi, j’ai vite tourné la page, parce que j’ai la chance d’être forte psychologiquement, ou peut-être parce que j’ai décidé que ça ne m’empêcherait pas de me construire. Mais depuis, je suis bien plus méfiante que je ne l’étais. Je ne supporte pas d’être suivie dans la rue, je ne m’assieds à aucun arrêt de bus, et je panique dès lors que mes soeurs sortent en ville avec leurs amies, même en pleine journée. J’ai conscience du risque, de la folie humaine que je refusais de voir parce qu’après tout, ça n’arrive qu’aux autres, jusqu’au jour où l’on réalise que ça peut arriver à n’importe qui, et que personne n’est vraiment à l’abri.
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