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Le Louvre-Lens valorise-t-il vraiment sa ville ? – Le Petit Reportage

Avant, à l’évocation de la ville de Lens, on pensait à son club de foot et au bassin minier. Aujourd’hui, il y a le Louvre-Lens. Quel « effet Bilbao » peut-on attendre de ce pari culturel ?

Depuis le 12 décembre 2012, le Louvre-Lens a ouvert ses portes au grand public. Produit d’une volonté politique aujourd’hui vieille de 7 ans, cette antenne du mythique musée parisien répond au besoin de décentraliser les grands établissements de la capitale.

« Louvre-Lens… Deux noms reliés par un trait d’union. D’un côté, le Louvre, un palais qui depuis le Moyen Âge accompagne étroitement l’histoire de France. Le Louvre, devenu musée au cœur de la Révolution française, s’imposant vite comme un modèle, le « musée des musées », comme on l’a souvent qualifié depuis le XIXe siècle.

Et Lens, au cœur du Bassin minier, ville qui a souffert de toutes les crises et de toutes les guerres, située dans la région aujourd’hui la plus jeune de France, le Nord-Pas de Calais – une région réputée pour son exceptionnel dynamisme culturel et la densité de son réseau muséal. Lens, idéalement située au carrefour de l’Europe, à proximité de la Belgique, de l’Angleterre, de l’Allemagne. Lens, une ville résolument tournée vers l’avenir. »

Les mots d’Henri Loyrette, président-directeur du Louvre, sont gracieux et enjoués. Et pour cause : le projet d’intégration culturelle est une vraie fierté des politiques publiques. Il entend répondre au besoin de « ré-équilibrer les régions ».

Décentraliser la culture

Dans Paris et le désert français, ouvrage de géographie publié en 1947, Jean-François Gravier expliquait la « macrocéphalie parisienne » par l’exode rural et une course vers la capitale par tou-te-s ceux/celles qui voulaient « réussir, donc dépasser leur cadre local ». Selon l’auteur, « les tentacules de Paris [se sont étendues] sur tout le territoire [français]. » Ces mots ont beau dater de l’après-guerre, ils possèdent aujourd’hui encore une certaine résonance. Ainsi, le déséquilibre entre Paris et la province est toujours au centre des problématiques d’aménagement du territoire.

En ce sens, le Louvre-Lens se veut être un signal offert par les pouvoirs publics : non, la culture n’est pas réservée à Paris, et, oui, la promouvoir dans nos régions peut être gage d’attractivité. Le modus operandi n’est pas nouveau. Ainsi, à Bilbao, ville espagnole fortement affectée par la fin de la sidérurgie, l’établissement du musée Guggenheim avait généré des retombées positives (en termes économiques et d’image de la région). On parle alors d’engagement architectural et d’investissement culturel d’autant plus percutant que ceux-ci prennent vie dans des cités souvent démographiquement en décélération. Preuve qu’à Bilbao, ça a marché : tapez le nom de la ville dans Google Images et vous ne tomberez presque que sur des photos de son musée.

En termes d’affluence, le Louvre-Lens est une réussite

Le week-end de son ouverture, le Louvre-Lens a accueilli plus de 36 000 visiteurs entre ses murs de verre. Le musée, gratuit le temps de ces 32 heures, a ainsi enregistré un pic de plus de 2500 personnes par heure. La direction mise aujourd’hui sur une fréquentation de 700 000 visiteurs la première année, et 500 000 les années suivantes.

Le Louvre, « fer de Lens » (selon les mots de L’Express) de la démocratisation de l’art, entend rendre accessible sa collection, notamment à travers une scénographie claire qui prend le visiteur par la main. En témoigne ainsi l’exposition actuelle, sur la Renaissance, qui pour l’amateur d’art, ne présente rien qu’il n’aurait déjà vu ailleurs, mais avec un parti pris pédagogique : un thème par salle, et pas plus d’un paragraphe pour l’expliquer. Loin de présenter des murs surchargés et inabordables, le musée table sur des salles baignées par les lumières et une mise en valeur épurée des œuvres choisies.

Nathalie, mère de 2 petits garçons, explique :

« Je suis venue avec mes enfants, et ils sont ravis. La Galerie du Temps [NDLR : galerie qui présente de manière chronologique et transversale des œuvres du IVème millénaire avant Jésus-Christ au XIXème siècle] est un large espace en longueur qui permet aux mômes de se balader entre les céramiques et les tableaux, comme ils l’entendent. C’est très ludique. L’espace n’est pas codé de façon aussi rigide que dans d’autres musées. Ici, c’est un grand couloir très lumineux, et très instructif puisque la visite se fait dans le sens de la frise chronologique affichée le long du mur. »

Un pari architectural qui, sans surprise, enchante comme déçoit : « Extérieurement pas de grand geste architectural, l’agence japonaise Sanaa, a privilégié une structure basse, dont la discrétion laisse dubitatif : est-ce un musée ou une aérogare ? La volonté de nier la notion de « Palais » accolée au (vrai) Louvre, est claire : il faut montrer qu’on démocratise la culture et donc priver le peuple de Palais (démocratiser voulant dire : ne pas lui donner des idées de grandeur). », regrette ainsi Christine Sourgins, critique d’art. Pour Michel Lévi, cofondateur de l’agence Extra Muros désignée comme architecte d’opération du Louvre-Lens, l’allure épurée du musée est au contraire un vrai défi de modernité : « Dans le cadre d’une architecture bavarde, l’erreur est moins visible. En revanche, la simplicité du Louvre-Lens ne peut souffrir d’aucun défaut », commente t-il.

Exaltation médiatique et fierté politique… démagogiques ?

Impossible d’y avoir échappé. La livraison du Louvre II à Lens est une denrée journalistique que l’on pourra aisément qualifier de « télégénique ». Plans larges sur le centre-ville désert de Lens, travelings sur les vitrines poussiéreuses des rades, zoom sur une carte qui laisse entendre que le dynamisme de Lens ne tient plus qu’aux centres commerciaux de sa périphérie… La couverture médiatique du projet a frôlé la condescendance, en présentant parfois avec indélicatesse le Louvre-Lens comme « le grand projet qui va venir « culturer » les Ch’tis ».

De même, certain-e-s craignent déjà que le Louvre-Lens ne serve surtout de faire-valoir aux politiciens. Comme Marie [prénom changé], militante locale :

« Sans commencer à leur reprocher d’être un minimum fiers de l’aboutissement de ce projet d’envergure, j’espère, et je ne suis pas la seule, que le musée ne va pas être instrumentalisé au point de devenir la caution « Regardez, on n’est pas parisiano-centrés pour un sou, on vous a fait un Louvre au milieu des mines !« … Car, me semble t-il, le projet n’a de sens que si on cesse de présenter les Lensois comme des gueux… C’est en ce sens qu’il convient de renouveler nos attentes auprès des pouvoirs publics ; leur dire « OK, vous avez réussi le Louvre-Lens, mais ne vous reposez pas sur vos lauriers, il reste plein d’autres déserts culturels en France alors ne nous sucrez pas nos subventions pendant que vous pavanez sur les plateaux télé à disserter du Louvre, ça serait hypocrite ! » »

Un accueil aussi enjoué que réservé

Dans le hall d’entrée du musée, baigné par la lumière grise qui s’échappe tant bien que mal des nuages bas de janvier, la faune est éclectique. Parisien-ne-s venu-e-s en train, petits groupes d’étudiant-e-s en art, touristes japonais-es et familles lensoises s’agitent aux différentes caisses du Louvre-Lens. « Si ça peut permettre à notre ville de faire parler un peu d’elle, je ne vois pas de quoi on pourrait se plaindre ! » lance Sylvie, jeune aide à domicile habitant Lens.

« Je ne suis pas sûr d’y croire. Lens est une ville foutue aux oubliettes depuis la fin des mines, en 1990. Ce n’est pas en installant un géant de la culture en plein milieu que tout va changer du jour au lendemain », tempère Claude, un sexagénaire et lensois depuis 30 ans. « Ça ricane bien, au PMU. On voit tous ces guignols passer à la télé et s’exciter autour de leur Louvre-Lens, c’est à se demander si le musée n’a pas été construit pour eux plutôt que pour nous ! »

Car si le Louvre-Lens compte bien attirer les touristes, la direction du musée se défend d’avoir voulu bêtement gentrifier la région. « L’objectif, c’est aussi de sensibiliser les Lensois à notre patrimoine français », lit-on ci-et-là dans les communiqués de presse officiels. Partout dans les rues de la ville, Lens semble vivre au rythme de son nouveau bébé culturel. En sortant de la gare, la première façade qui s’offre à la vue du visiteur porte fièrement une affiche pour le musée. La communication du Louvre-Lens a choisi le tableau La liberté guidant le peuple de Delacroix, ce qui n’est pas sans faire rire jaune la revue Article11 :

« L’intronisation du tableau de Delacroix au rang d’outil marketing omniprésent n’a rien d’innocent. Il symbolise à la perfection cette « marque » Louvre censée amener la prospérité sur Lens ; après La Joconde, c’est sans doute le tableau le plus connu du musée parisien. Surtout, il porte un message subliminal fort : l’équipe municipale vous guide vers le bonheur, ralliez-vous à sa bannière. Une fuite en avant qui n’admet pas la remise en cause : quel genre de salaud oserait stopper la course de la Liberté ? Le Lens-rocket est chargé à la poudre républicaine, pas question de critiquer un projet chiffré à 150 millions d’euros. « À Lens, on Louvre pas, on la ferme », rigolent certains. »

Et Article11 d’ironiser sur le maire de Lens :

« La culture n’a jamais été le dada de Monsieur Delcourt. Il aime la « marque » Louvre, ce qu’elle annonce et permet en matière de développement urbain et de modernisation au forceps, pas les vieilles pierres. En août 2010, il lançait ainsi la démolition d’un bâtiment classé au patrimoine historique, n’hésitant pas à vilipender « le diktat des fonctionnaires de l’État qui s’autorisent à décider à la place des élus locaux ».

« Cachez cette ville sinistrée que je ne saurais voir »

En réalité, tout se passe comme si le Louvre-Lens, parce qu’il s’inscrit a priori dans une politique de reconversion de la région, était un projet aux intentions nobles… mais malheureusement rongé de l’intérieur par des préoccupations qui, elles, vont parfois jusqu’à nier la dignité des Lensois-es.

Ainsi, pour le maire de Lens, « tout doit changer… en tout cas, aux abords du site culturel » :

« L’écrin doit être à la hauteur du public attendu, et notamment de ces Japonais fantasmés comme Graal touristique suprême (« Où logera-t-on les Japonais ? », s’angoisse ainsi un entrepreneur du coin dans La Voix du Nord). »

Amusant aussi de constater que la navette mise en place de la sortie de la gare aux portes du musée, aussi pratique soit-elle, permet aussi d’éviter de laisser les touristes déambuler dans les rues de Lens.

« Pour accueillir [les touristes] comme il se doit, les établissements de luxe ne suffisent pas, non plus que la rénovation annoncée des 1 000 hectares environnant le musée ; il convient d’également construire un sas entre le musée et la ville, d’éviter les interactions avec les zones moins « reluisantes ». D’où le projet d’une sorte de « coulée verte » menant directement de la gare au musée, corridor végétal qui encadrerait les déambulations. « Dans ce projet, tout est fait pour que le touriste ne sorte pas des sentiers balisés », explique Ahmed, amer, rencontré au coin d’une rue. Ça se comprend, il vaut mieux qu’ils ne voient pas le vrai Lens… »

Le Louvre-Lens, honnête décentralisation de la culture ou bourgeois maquillage politicien ?

— Remercions Article 11, qui est le seul titre à avoir osé parler de la face cachée du Louvre-Lens tandis que l’ensemble des médias lui préférait une couverture unilatéralement louangeuse.


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