Dans un monde parfait, lorsqu’une mère met son enfant au monde, elle s’émerveille devant l’absolue beauté de ce petit être qui s’éveille à la vie. Une chose est sûre, le monde dans lequel je suis née est bien loin de la perfection: quand la sage-femme m’a posée pour la première fois sur les seins de ma mère, celle-ci s’est esclaffée “oh la pauvre!” avant de demander si cette chose, qui ne ressemble pas du tout à ce qu’elle avait commandé, pouvait être remboursée ou échangée.
Contrairement aux apparences, ma maman n’est pas une mauvaise femme. Comment réagiriez-vous vous, si vous accouchiez d’une sorte de truc velu (heureusement, tous mes poils sont tombés le lendemain de ma naissance… pour revenir au galop au moment de la puberté) doté d’un strabisme tel que rien que l’idée de croiser son regard fait mal aux yeux?
En effet, lorsque je suis venue au monde, mon oeil gauche aimait tellement mon oeil droit qu’il n’envisageait pas de vivre séparé de lui. Il faisait donc tout ce qui était en son pouvoir pour être toujours tout prêt de son âme soeur. C’est beau l’amour. Ca se fout des considérations esthétiques.
Grâce à cette merveilleuse particularité physique, aussi loin que je me rappelle, j’ai porté des lunettes. Pas de quoi te ruiner une enfance, puisque des chiards à binocle, on en croise à tous les coins de rue… Sauf que sur mes lunettes, le coin interne du verre gauche était invariablement masqué par un gros bout de sparadrap, afin de dissuader mon oeil d’aller se fourrer du côté de mon nez. Parfois, pour faire travailler le récalcitrant, on me masquait carrément l’oeil droit, avec un énorme pansement à motifs Petit Poney. Classe et élégance en toutes circonstances.
Lorsque j’ai eu 5 ans, mes parents ont voulu se rattraper de m’avoir donné des gènes oculaires foireux. Ils ont donc décidé de confier la prunelle de leurs yeux à un chirurgien.
L’opération fut un succès total pour moi : à mon réveil, pour me récompenser de mon courage, on m’avait offert la plus cool des Barbies. Je m’en souviens encore avec émotion. Mes yeux, par contre, ces fourbes, ont moins aimé. Mais ils ont décidé de garder leur vengeance pour plus tard.
Au début, tout allait bien. Mes yeux regardaient dans la même direction. Puis, petit à petit, j’ai réalisé que lorsque je fatiguais, mon oeil gauche se remettait à partir en cacahuète. Vers l’extérieur cette fois. Et que mes yeux fatiguaient de plus en plus rapidement, ce qui me donnait le regard intelligent du caméléon en chasse.
Mes copains de classe s’en sont très rapidement aperçu eux aussi. C’est là que sont arrivées mes premières réflexions. Les enfants sont de sombres crétins, et entre ça, mon acné et mes appareils dentaires, c’est un camion benne de complexes que j’ai commencé à me traîner. Être la bigleuse de service m’a pendant longtemps forcée à rester dans ma coquille. Il faut être honnête : quand on pense strabisme, on pense plus à Jean-Pierre de Tournez Ménages qu’à Dalida. Et moi la première.
C’est pour ça que j’ai commencé à mettre au point un certain nombre de stratégies pour que mon strabisme ne se remarque pas : je ne regarde jamais dans les yeux. Je ne regarde jamais de face, mais un peu de côté et je ne fixe pas.
Aujourd’hui, je suis une jeune femme relativement bien dans ses baskets. Surtout quand j’ai mes lunettes de soleil. Même si j’essaie d’assumer autant que possible ma coquetterie auprès des gens qui me sont proches (d’ailleurs en passant, je pense que l’expression « coquetterie dans l’oeil » a probablement été inventée par quelqu’un aux deux yeux parfaitement symétriques. Moi, elle me hérisse. Mettre des noeuds dans ses cheveux, ça c’est coquet. Avoir les yeux qui partent en live, c’est juste laid).
Ma biglerie fait partie de moi. Malgré tout, chaque fois que j’entends “c’est à moi que tu parles ?” “c’est moi que tu regardes ?” “pourquoi tu me regarde pas quand je te parle ?” “tu m’écoutes, t’as les yeux ailleurs ?” “ah ! Mais tu louches !” mon sang se glace, et si je pouvais, je disparaîtrais six pieds sous terre. Et croyez-le ou non, ça arrive très souvent.
Oui, je louche, je le sais. Mais est-ce que je te dis moi que tu as mauvaise haleine, que t’as les cheveux gras, que t’as de la cellulite sur les cuisses et que ton pull est laid ? Non. Alors ta gueule. D’ailleurs, pour pallier ce genre de situations extrêmement gênantes pour moi, il n’est pas rare que je fasse une mise au point à mes interlocuteurs quand je sens que mes yeux fatiguent : allez savoir pourquoi, je me sens obligée de les prévenir que mon oeil risque d’aller faire sa vie de son côté. Et lorsque mon amoureux me demande de le regarder dans les yeux, j’ai surtout envie de mettre ma tête dans un sac.
Sachez de surcroît que le strabisme, ça n’est pas qu’une question d’esthétique. Mes yeux se faisant la gueule, je n’ai aucune notion de l’espace et de la profondeur. Je suis donc incapable de viser. Je suis la pire des quiches au ping-pong, puisque je suis pas capable de voir où la balle arrive. J’ai une peur panique des escaliers parce que je ne peux pas de jauger la taille des marches. Je suis la maladresse incarnée puisque je n’ai aucun repère spatial. Je ne verrai jamais Avatar en 3D, puisque le principe même de la vision en trois dimensions ne s’applique pas à mes yeux tordus.
Oui, loucher, c’est un sacerdoce. Et oui, je pourrais envisager l’opération (encore). Mais on parle d’anesthésie LOCALE. Avec des truc qui coupent qui vont DANS LES YEUX. Je suis une petite nature, j’ai trop peur. Et puis surtout, il semblerait qu’Almira sans ses yeux qui font des galipettes et ses mains percées ne soit plus tout à fait Almira… Tant pis si pour rester moi-même, je renonce à tout jamais à poser pour Wonderbra.
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