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Moi, moi et moi

La déviance et les normes sociales

Depuis quelques temps mes petites loutres, figurez-vous qu’on a décidé de la jouer démocratie participative et de vous demander vos envies pour la rubrique psycho-socio. Sur les suggestions de certaines de vos consœurs, cet article co-construit causera donc de déviance.

A priori, nous pourrions partir d’un point de vue statistique : ce qui est déviant, c’est ce qui s’écarte de la moyenne (faut-il encore qu’une moyenne existe au préalable, du coup). Les sciences humaines expliqueront plutôt qu’un comportement déviant est un comportement qui s’écarte de ce qui est communément admis et qui peut être négatif (non valorisé par le groupe) ou positif (valorisé)… Le concept de déviance devient alors un objet social en relation (réciproque) avec des processus sociaux.

Vous allez me dire, tout cela est bien mignon, mais in fine (placer du latin fait toujours son petit effet – même placé à mauvais escient)(au moins je n’ai pas dit « QUID »), la notion de déviance apparaît du fait de la notion de normes. Rétropédalons donc et commençons par définir le concept de normes sociales.

Les normes sociales : l’instinct grégaire est plus fort que nous

La recherche pionnière en la matière nous vient de Shérif, qui organise en 1936 une expérience sur la normalisation (= processus par lequel un groupe finit par converger vers une norme commune). Il réunit des personnes qui ne se connaissent pas dans un environnement le plus neutre possible (qui ne puisse pas suggérer de normes) et utilise l’effet autocinétique (= une illusion avec laquelle un point lumineux de faire intensité semble se déplacer, alors qu’il est parfaitement immobile…

L’illusion a lieu même si nous savons pertinemment que rien ne bouge). Les participants doivent alors évaluer la distance de déplacement du point. Au fur et à mesure de l’expérience, les membres du groupe finissent par donner des évaluations de plus en plus similaires, par converger vers une norme commune. Autrement dit, en s’accordant vers une distance X, chaque participant modifie son système de référence et tend vers un système commun, créé par le groupe. Ces règles tacites, partagées par tous les membres présents, sont considérées comme des normes sociales.

Ces normes peuvent être prescriptives (ce qu’il est valorisé de faire et/ou de ne pas faire) ou descriptives (ce qui est fait par la majorité) et sont créées par des groupes sociaux, qui soit ont la capacité de persuader la majorité du groupe d’adhérer à ces normes, soit les imposent…

La déviance : toi aussi, entreprends une carrière d’électron libre

La déviance est un concept relatif, qui dépend largement d’un contexte social. A priori, nous ferions notre possible pour éviter la déviance, du fait de processus d’influence sociale (= lorsqu’une source d’influence parviens à modifier les croyances, attitudes ou construits d’une cible), d’une tendance au conformisme (remember, mon baptême du feu sur madmoiZelle revenait sur la thématique avec l’expérience de Asch)… La déviance peut être vécue de différentes manières, pourra être un stigmate, une preuve d’originalité, ou encore permettra à des groupes « défavorisés » de se créer une identité sociale positive, etc.

Il peut s’agir d’une déviance délinquante (qui a des conséquences plus ou moins graves pour la société et pour les individus) ou d’incivilité (qui sont des ruptures de l’ordre quotidien)(et ça, mes petits, ça aura fait l’objet d’un mémoire de maîtrise pour lequel j’ai bien failli me faire refaire le portrait, un mémoire aussi marrant qu’un épisode de The Big C, délicieusement intitulé « perception des incivilités dans un espace urbain de transition – FUN FUN FUN FUN chanterait Rebecca Black).

Les conceptions de la déviance sont nombreuses et les théories foisonnent… De façon tout à fait arbitraire, centrons-nous sur le point de vue du sociologue Howard Becker, qui répond magistralement à sa question : comment devient-on un outsider ?

Dans les années 50, le sociologue entreprend une étude par observation participante de deux mondes emplis – à son sens – d’outsiders : les fumeurs de marijuana et les musiciens de jazz*. Pour lui, la déviance est bien le produit d’une interaction sociale pendant laquelle une transaction a lieu entre un individu ayant transgressé une norme et un groupe social. Becker distingue un double processus :

  • l’individu accomplit un acte qui n’obéit pas à la norme (acte, comportement, attitude)
  • le groupe considère l’acte comme déviant (jugement social)

Ces deux séquences mènent à quatre situations possibles :

1) Vous obéissez à la norme, mais êtes perçu comme déviant (vous triez scrupuleusement
toutes vos poubelles, la verte, la grise & les autres, et pourtant votre teigne de voisine est
persuadé que vous n’êtes qu’un anarchiste qui se fout du tri sélectif – et par conséquent de
l’avenir de la planète),
2) Vous obéissez à la norme et n’êtes pas perçu comme déviant (tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, vous triez vos poubelles, tout le monde le sait, la mairie de votre ville ne tardera pas à vous décerner un prix spécial citoyenneté verte),
3) Vous transgressez la norme et êtes perçu comme déviant (vous ne triez pas vos poubelles, votre voisinage est parfaitement au courant et vous regarde d’un œil torve, mais vous vous en tamponnez le coquillard : vous vivez une déviance épanouie),
4) Vous transgressez la norme et n’êtes pas perçu comme déviant (jackpot et consécration, tout le monde vous prend pour un voisin/citoyen modèle, alors que vous vous levez secrètement au beau milieu de la nuit pour foutre UN SAC PLASTIQUE** dans la poubelle verte).

Vois-tu (je sais que tu m’attends. J’irai par la forêt, j’irai par la montagne. Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.***), avec ce découpage, Becker instaure une dimension temporelle dans sa théorie : on devient déviant, on entre dans une « carrière de déviant », tout comme on évolue au sein d’une carrière professionnelle. La déviance, ou plutôt le comportement déviant, va résulter d’un processus au cours duquel nous apprendrons à pratiquer une activité déviante et à reconstruire la représentation de cette activité pour conserver une image acceptable de nous-mêmes. Pour Becker, la carrière déviante passe par quatre étapes :

1) La transgression de la norme.
Pour entrer dans une carrière de déviant, il va falloir franchir le « seuil » des normes en vigueur, il va falloir faire un acte qui désobéit à la norme, adopter un comportement ou une attitude hors-normes… Et il va falloir que cette transgression soit régulière, ou du moins répétée. Pour l’exemple donné par Becker, les fumeurs de marijuana vont tout d’abord être mis en situation de fumer (être dans un environnement où il est possible de faire l’acte de fumer), puis fumer, puis apprendre à fumer pour le plaisir, à ressentir des effets positifs.

2) L’engagement.
En adoptant un comportement déviant régulièrement, on adopte un nouveau mode de vie, on apprend à participer à une sous-culture, on adapte notre identité sociale… C’est la socialisation de la déviance. Peu à peu, les fumeurs de marijuana adoptent une mode de vie compatible avec l’acte de fumer, se considèrent comme « fumeur », fréquente la culture liée à cet acte…

3) La désignation publique.
Le fait d’être reconnu publiquement comme déviant viendra marquer une nouvelle phrase dans notre carrière, et aura des conséquences non seulement sur nos interactions avec la vie sociale, mais aussi sur notre image de nous-mêmes… Nous changeons aux yeux des autres et sommes identifiés comme déviants et traités comme tels.

4) L’adhésion à un groupe déviant.
Cette adhésion va avoir deux conséquences : l’élaboration de rationalisations pour légitimer la déviance (exemples de rationalisation pour des fumeurs de cigarettes à qui l’on martèle que leur comportement est mauvais, les discours de type « tant qu’il y aura du nucléaire, autant continuer », « il faut bien mourir de quelque chose, au moins je fais ce que je veux ») et la facilitation de la perpétuation des pratiques (pour exemple, intégrer un groupe de fumeurs de marijuana permet de faciliter l’approvisionnement).

Puisque l’on devient pleinement déviant lorsque quelqu’un nous désigne (et éventuellement nous sanctionne), cela signifie qu’une norme est appliquée. Si cette norme est appliquée, cela suppose que quelqu’un a attiré l’attention sur l’infraction et a eu intérêt à faire punir la transgression, et que quelqu’un se charge de l’explicitation et de l’application des normes. Becker nomme ces « quelqu’un » les entrepreneurs de morale… Et rappelle dans son ouvrage (Outsiders. Études de sociologie de la déviance.) que la marijuana est devenue illégale aux Etats-Unis à la suite d’une campagne menée par des entrepreneurs de morale.

La déviance est donc toujours le produit d’initiatives d’autrui et n’existe qu’à la condition que quelqu’un ait au préalable fait exister une norme : mais si j’entre dans une successful carrière de déviante, entourée de mon groupe de déviants, les « conformes » ne deviennent-ils pas alors pour moi des déviants ? Admettons que j’aie malencontreusement foutu une innocente bouteille de lait dans ma poubelle, puis deux, puis trois, admettons ensuite que je sois entrée dans une carrière de déviante hystérique du développement durable, et admettons enfin que je me sois faite malencontreusement pécho par les autorités compétentes, vous pensez que je peux envoyer un courrier contrit à ces fameuses autorités leur expliquant tout ça ? La faute à ma carrière, à leur jugement social si pesant ?

* Rien d’illégal dans le fait d’être musicien de jazz, mais pour l’époque, leur mode de vie non conventionnel pouvait être considéré comme marginal (et donc déviant).
** Cherchez pas, c’est l’infraction ++++ du tri sélectif, le sac plastique est le 666 du développement durable (à ce sujet, ça n’a rien à voir avec la déviance mais beaucoup avec le tri sélectif et c’est vraiment drôle).
*** C’est un toc chopé à l’école primaire : dès que j’entends « vois-tu », je déclame du Victor Hugo comme un petit automate traumatisé par Mme Trucmuche (respectons son anonymat).

Pour aller plus loin

? Le 3ème numéro (passionnant) de la Revue Electronique de Psychologie Sociale, consacré au sujet


Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.

Les Commentaires

3
Avatar de Justine_
27 septembre 2011 à 14h09
Justine_
Article intéressant.

A noter que certains comportement déviants autrefois font partie de la norme : enfant hors mariage, couple gay, ect. Donc du coup si la pression du groupe (lobby ou autre) est assez forte, le comportement déviant peut être normalisé ou en tout cas plus sanctionné.

Merci
Oui et non : effectivement, les étiquettes "déviant/non déviant" vont changer en fonction des évolutions sociétales... En revanche, les couples gays n'ayant toujours pas les mêmes droits que les couples non gays dans notre société, je me demande si vraiment la norme se fout de l'orientation sexuelle =/ VIENG ON MONTE NOTRE PROPRE LOBBY !

Article en effet très intéressant !
La notion de "norme" a toujours été un grand questionnement pour moi. D'ailleurs, pour rebondir sur ceci :

Je ne pense pas que les normes évoluent tant que ca, on en a bien des preuves tous les jours ! A mon sens, la seule "norme" qui ait vraiment changé, c'est que plus le temps passe et plus le concept de norme devient personnel. Je tente de m'expliquer : je pense qu'aujourd'hui, chacun a la possibilité de se créer (en se basant biensur sur la société, ou plutot son environnement) sa propre norme. Ainsi, alors qu'on retrouvait (il me semble) une norme propre a chaque pays (par exemple), j'ai l'impression qu'a l'heure actuelle les normes sont plus adoptées fonction des "affinités", des "gouts"...
BWAAAA c'est point clair ! ff:

J'ai l'impression de voir ce que tu veux dire... En fait, les normes dépendent de nos groupes d'appartenance, et nous pouvons appartenir à plusieurs groupes : par exemple, je suis française, j'appartiens donc au groupe social "les français"... Mais j'ai aussi choisi telle ou telle filière d'étude, ou tel ou tel pratique sportive, qui vont me permettre d'avoir d'autres groupes d'appartenance, qui auront leur propre norme... C'est un peu les poupées russes

Je ne rebondis que rarement sur tes articles, Justine, mais je les trouve toujours excellent et ce sont souvent tes "papiers" pour lesquels je dois attendre d'être tranquillement installée, chez moi, sans faire rien d'autre à coté. C'est autant une question de qualité du point de vue, qu'une question de concentration (moi pas savoir faire 2 choses à la fois, surtout avec des articles pleins de mots intelligents).

Bref, je voulais donc te dire que à la base, j'adore ton travail, mais vu que nous avons la même manie de réciter Demain, dès l'Aube à la moindre occasion, je veux désormais te clamer mon amour éternel.

Eh bien tu ne peux même pas imaginer comme ton commentaire me fait plaisir (je ne suis rien qu'une petite niaise coeur d'artichaud à l'intérieur) : MERCI
Et puisque tu as le même toc que moi : je veux te clamer mon amour éternel right back at you !


Hiii, rien qu'en lisant le mot "déviance" dans le titre de l'article, j'étais déjà comblée et j'ai pensé Becker de suite ( ... j'ai bien appris mes leçons de socio héhé)
Bref, Goffman la semaine dernière, aujourd'hui Becker : parfait !
(je sais, commentaire pas très constructif _ bien qu'élogieux il va sans dire)

Huhu merci ! Goffman, Becker... Et teasing de la semaine prochaine : Leyens
Manquerait effectivement plus que Bourdieu/Boudon/qques autres, et ce serait comme un medley de rock star de la sociologie !
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