Samedi soir j’ai passé la soirée à La Petite Taverne, rue Pigalle, qui se trouve être un ancien bar à hôtesses. On s’est retrouvés entre potes pour fêter l’ouverture de ce qui est à présent un bar tout ce qu’il y a de plus banal, comme tous ceux qui pullulent dans la même rue où les « vrais » bars à filles se font de plus en plus rares – mais qui doit essuyer 60 ans de réputation sulfureuse. Un changement un peu radical, soudain et difficile à déceler de l’extérieur. La guirlande lumineuse, les petites lanternes, l’éclairage intérieur, tout est resté rouge pétant, donc bien connoté.
À l’intérieur, les barres de pole dance n’ont pas bougé, l’immense volet dissimulant la salle du fond semble toujours cacher quelque chose de suspect, et le fumoir a toujours ses allures de sauna échangiste, avec ses vingt mille miroirs aux murs et au plafond.
Résultat, pas grand monde n’a osé entrer, en dehors des clients égarés qui pensaient pouvoir consommer plus que des cocktails à 8€ et qui se sont trouvés fort dépourvus lorsqu’ils ont constaté qu’ils n’avaient pas le droit de nous toucher et que les barres de pole dance n’accueillaient plus que de grands enfants curieux en mal de sensations fortes. Il n’y avait, pour ainsi dire, rien de très hot dans cette soirée.
Pour ne rien arranger, il faisait tellement chaud à l’intérieur qu’on a passé le plus clair de notre temps avachis sur les petites marches de la taverne, à fumer des clopes, danser, faire les cons et se prendre en photo. Et si ce genre d’activité peut paraître tout à fait banale devant un bar normal, les choses prennent une toute autre dimension quand les gens sont persuadés de passer devant un bar à filles.
Sans l’avoir cherché, sans l’avoir provoqué, nous avons passé la soirée dans la peau d’hôtesses, pour les femmes, et de clients ou de macs pour les hommes. Ça nous a permis de nous faire une idée de la façon dont les gens du métier sont regardés, jugés, observés et traités à longueur de journée – un tout petit aperçu de quelques heures dans un environnement sans risque, mais édifiant.
Chez les passants, on a pu observer différents types de regards. Il y a ceux qu’on a reconnus parce qu’on les a nous-mêmes lancés des centaines de fois en passant devant ces bars, des regards curieux et faussement désintéressés, qui s’aventurent à l’intérieur de ces lieux sans trop insister pour ne pas passer pour des voyeurs sans manières. Des regards qu’on essaye de dépouiller de tout jugement et qu’on essaye de faire passer pour purement accidentels et innocents.
Ninjas curieux
Parce qu’on se doute bien que, du point de vue de l’hôtesse comme du client, se faire reluquer comme des bêtes de foire à longueur de temps, ça doit pas être super marrant. Mais comme on ne peut s’en empêcher, on développe une espèce de voyeur-ju-tsu, discipline des ninjas curieux qui ne souhaitent blesser personne et éviter de se faire remarquer au passage.
Nous avons eu droit aux regards fuyants, avec les yeux qui s’écarquillent une fois qu’ils ont compris ceux sur quoi ils s’étaient portés et qui se pointent immédiatement sur le trottoir, l’horizon, le poteau ou le prospectus super intéressant qui git dans le caniveau. Ils n’ont rien vu, promis, ils ne diront rien à personne, nous n’existons pas dans cette dimension et la candeur de chacun sera préservée si rien n’est verbalisé.
La pitié dans le regard
Il y a aussi les regards de pitié, vachement moins marrants à recevoir, avec les visages consternés qui font ce petit tss-tss-tss de la tête, on lit “pauvre fille” dans leurs yeux, on entend “quel destin tragique” dans leur souffle, et on se sent ratatinées.
Le fantôme de la charité chrétienne leur pèse sur les épaules mais ne nous tend jamais la main, il s’éloigne avec eux, lâchant quelques larmes pour notre existence gâchée, pleurant les diplômes que nous n’aurons jamais, la vie saine et sauve qui nous a été volée, avant de s’envoler quelques mètres plus loin pour ne jamais revenir. Une fois le bar dépassé, nous n’existons plus, nous ne sommes même plus un souvenir, juste un mirage qui se dissipe au fur et à mesure qu’on s’en éloigne.
Pour certains passants, c’est un peu plus dur de se retenir. Alors ils nous regardent, jettent un oeil à l’intérieur, leur bouche se tord et lâche un “Putain, c’est glauque ! Et tous ces pauvres types à l’intérieur là, aaah, putain c’est dégueulasse !
”. Après avoir lâché leur bombe, ils continuent leur route, se marrent, poussent d’autres petits cris dégoûtés mais ne nous regardent plus jamais. Ce serait trop cruel.
Les parents qui poussent leurs enfants
Les parents poussent leurs enfants dès qu’ils passent devant nous, lâchant des “avance !” secs et pressants, les poussant donc à trainer la patte et à jeter un oeil sur l’interdit, pour comprendre ce qu’on essaye de leur cacher.
Parfois, on hésite à crier « EH ! ON N’EST PAS DES PUTES ! » et puis finalement on se ravise – là n’est pas la question, que nous soyons des putes, des gogos, des escorts, des hôtesses ou pas ne justifie pas vraiment le manque de tact et d’humanité dont certaines personnes font preuve.
Le premier réflexe est évidemment de s’éloigner de cet Autre qui fait peur, de faire comprendre aux gens qu’on est des leurs, qu’on fait partie de la même masse de civils propres sur eux, qu’on a tous un boulot honnête nous, oui madame. Mais finalement, j’en arrive à avoir honte de penser ça. Si j’avais été une travailleuse du sexe, j’aurais bien aimé qu’on me regarde comme un être humain, pas comme une bête en cage.
L’occasion de se regarder dans le miroir
Je repense à tous ces regards indiscrets que j’ai laissés traîner sur le corps d’autres femmes dont c’est le quotidien, et ça me fait mal au ventre.
On me demande “C’est combien ?” pour la sixième fois. Un homme se contente de faire un geste du doigt pour m’ordonner de rentrer dans le bar pour m’occuper de lui. Un autre se plante devant moi et me lance un « Salut Chérie ! » en me caressant le menton du bout du doigt avec un sourire. On est tous obligés de leur expliquer poliment qu’ils se plantent d’endroit et ils repartent la queue entre les jambes, sans un mot, rongés par la gêne et la frustration.
Mais pour tous ces gens, ces centaines de personnes qui sont passées devant nous au cours de la soirée, nous sommes de pauvres filles perdues, qui les rappellent à leur bon confort, des victimes, des mauvaises influences, des échecs sur pattes, des contre-exemples pour les générations à venir.
Et je ne sais toujours pas se qui se trame vraiment du côté des vrais bars à hôtesses, mais j’ai vachement moins envie de laisser trainer mes yeux avides d’histoires croustillantes sur le corps des femmes qui y travaillent, maintenant.
Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
Les Commentaires
Et puis il faut avouer que c'est pratique d'avoir des meufs dispos sur ton chemin pour te dépanner d'une clope, voire t'amener un verre d'eau parce que t'as fait un malaise sur le chemin (true story)