Deux madmoiZelles ont souhaité que nous abordions un thème délicat, un peu plus profond que d’ordinaire, et que nous parlions ensemble du harcèlement et des jeunes touchés par ces pratiques, notamment « en ligne » : merci à Marquise de Sade et Pooka d’avoir proposé ce sujet.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, quelques warning : ici, on traitera essentiellement du harcèlement entre jeunes et en ligne – bien que les pratiques d’intimidation ne soient ni spécifiques aux jeunes, ni au web. Le harcèlement pourra aussi être qualifié « d’intimidation » ou de « bullying ». Vous trouverez plusieurs références aux travaux de danah boyd*, dont les recherches sur la jeunesse et le numérique sont parmi les plus inspirantes et intéressantes que j’ai pu lire, et qui tient un blog, Zephoria. En fin d’article, vous trouverez également quelques ressources/contacts vers qui vous tourner en cas de besoin…
Le débat est malheureusement très actuel : le 10 octobre dernier, le suicide d’Amanda Todd, jeune Canadienne de 15 ans harcelée depuis des mois, a ému une grande partie de l’opinion publique. Quelques semaines plus tôt, elle avait raconté son histoire via une vidéo publiée sur YouTube, sans paroles, à l’aide de notes écrites à la main sur de petits papiers et en finissant par ces mots : « Je n’ai personne. J’ai besoin de quelqu’un. Mon nom est Amanda Todd. »
*danah boyd, sans majuscules ! La chercheuse tient à écrire son nom en minuscules : selon elle, puisque les majuscules aux noms propres servaient à les distinguer dans des écritures manuscrites, pour ne pas les « confondre », la pratique n’a plus d’utilité lorsque l’on écrit par ordinateur.
Un cyberharcèlement ?
Commençons par le commencement : le cyberharcèlement n’est qu’un mode de harcèlement. Si la forme de l’agression peut être différente, les effets et conséquences sont les mêmes. Comme dans la vie « IRL », ce que nous vivons « en ligne » est réel. Nos relations sont réelles, nos échanges sont réels… Nos agressions sont réelles – même si elles semblent abstraites.
Le cyberharcèlement se caractérise par la réception de messages provenant de différentes sources, différents médias (SMS, messageries Web, réseaux sociaux) et tournant autour de menaces, d’intimidations, d’insultes… Ceci étant souvent accompagné d’une exclusion « IRL » – autrement dit, lorsque l’on est harcelé « en ligne », il est probable que l’on soit également harcelé « hors ligne ». La différence, si le harcèlement existait bien avant l’avènement des réseaux sociaux numériques, c’est qu’Internet lui a donné une nouvelle dimension : plus d’outils, plus de prises de contact possibles, plus de rapidité…
Dans un article publié pour le New York Times en 2011 (Bullying as True Drama : Why Cyberbullying Rhetoric Misses the Mark), danah boyd et Alice Marwick rappellent les 3 axes de la définition de l’intimidation donnée par Olweus, en soulignant que le sujet mériterait amplement d’être approfondi et retravaillé :
- L’intimidation est un comportement agressif qui implique des actions négatives et non désirées
- L’intimidation implique un ensemble de comportements répétés dans le temps
- L’intimidation implique un déséquilibre de pouvoir ou de force.
Est-on plus cruels en ligne ? Selon A. Manevitz, psychiatre clinicien, le Web permettrait une « liberté de discours sans peur des conséquences » et désinhiberait les agresseurs potentiels. Pour le psychologue Simon Rego, la difficulté viendrait du « flou » : en ligne, les indices non verbaux, les contextes, les sons disparaissent… De fait, votre interlocuteur doit supposer ce que vous voulez dire, et vice-versa : tout est objet de suppositions, tout peut y être ambigu et donc potentiellement menaçant. Mais peut-être que là n’est pas la question – après tout, le harcèlement IRL, avec sons et indices verbaux, n’est pas moins menaçant.
En bref, le Web et ses réseaux sociaux ne sont que de nouveaux moyens de communiquer, et le cyberharcèlement n’est qu’une autre forme de harcèlement – aussi sérieuse, aussi grave. Et, pour paraphraser danah boyd, les adolescents, quant à eux, se battent toujours avec les mêmes choses : ils essaient de trouver qui ils sont et comment ils peuvent exister dans le monde.
Réaliser que l’on est harcelé… ou que l’on harcèle
Dans l’article The Drama ! Teen Conflict, Gossip, and Bullying in Networked Publics, danah boyd et Alice Marwick reviennent par ailleurs sur une enquête de terrain effectuée auprès d’adolescents : selon les chercheuses, ceux-ci ne réalisent pas forcément qu’ils se trouvent face à du « harcèlement » et minimisent en le qualifiant d’ « histoires », de « drama » ; alors même qu’ils sont capables de blâmer l’idée du harcèlement. Pour le dire différemment, les adolescents peuvent dénoncer le harcèlement, l’intimidation… et minimiser le phénomène lorsqu’il est en face d’eux. Ce mécanisme de protection permet de mettre de la distance entre eux et une situation douloureuse (soit, s’ils en sont victimes, en montrant que ces « dramas », ces histoires ridicules ne les atteignent pas, soit, s’ils en sont instigateurs, en permettant de ne pas admettre qu’ils blessent quelqu’un).
Le « bullying » est donc difficile à identifier – à la fois pour les harcelés, les harceleurs, les spectateurs et l’entourage global. Parfois, les personnes harcelées ne peuvent pas émotionnellement s’identifier comme des victimes, et parfois, les personnes harceleuses ne peuvent pas se percevoir comme des oppresseurs – pour chacune des parties, le coût psychologique et social peut être très fort.
Pour accepter, et surtout transformer, la position de « victime », il faut un soutien psychologique fort qui permette d’aller vers une position « d’empowerment
».
Pour lutter, on fait quoi ?
Le truc, c’est que les morts adolescentes remuent souvent les adultes, elles désarment et bouleversent, et la première réponse peut être tentante : fermez l’Internet ! Ne mettez plus les gosses à l’école ! Arrêtez les méchants, pendez-les haut et court ! Mais avant de réagir sur l’émotion, de mettre au point des lois, des campagnes, de faire des déclarations, il faut se pencher sur les jeunes eux-mêmes et comprendre leurs langages, leurs usages… Afin de mettre en place des solutions efficientes – et surtout avant de s’emballer et de révéler les identités des supposés agresseurs (en livrant l’identité du supposé agresseur d’Amanda Todd à la vindicte populaire, est-ce qu’Anonymous n’appelle pas au lynchage ? Auquel cas, ne devient-on pas à notre tour les harceleurs ?).
Puisque ce qu’il se passe en ligne est intimement lié à ce qu’il se passe hors ligne, danah boyd explique que blâmer l’Internet et souhaiter verrouiller son accès ne réglerait en aucun cas le problème (« Nous pouvons faire taire leurs pleurs en ligne en verrouillant l’Internet, mais ça ne fait rien pour résoudre le cœur du problème ») – ne faut-il pas plutôt nous saisir autrement des nouvelles technologies ? Les investir afin d’offrir l’aide et le soutien dont certains adolescents ont besoin ?
À ce sujet, la chercheuse rappelle avec justesse les propos de Jamey Rodemeyer, un adolescent de 14 ans, harcelé pour son orientation sexuelle, qui s’est donné la mort en 2011 : « Je dis toujours combien je suis harcelé, mais personne n’écoute. Qu’est-ce que je dois faire pour que quelqu’un m’écoute ? ». Lorsque les jeunes demandent de l’aide et que personne n’est présent, en ligne ou hors ligne, pour écouter, que se passe-t-il ?
Dans cette optique, danah boyd propose la mise en place d’éducateurs de rues digitales, d’éducateurs de rue « en ligne », qui pourront accompagner les jeunes dans leurs usages et pratiques numériques et travailler sur les relations, les échanges, les modes de communiquer.
Impliquer tous les acteurs et mener une réflexion sur la société
Le harcèlement ne s’arrête donc pas en se déconnectant, et il ne s’arrête pas non plus à la porte de l’école. Il a à voir avec nos vies quotidiennes, avec la société que nous créons, à laquelle nous contribuons, aux émissions que nous plébiscitons, aux clashs de téléréalité devant lesquelles nous frétillons, aux violences politiques qui ne nous choquent parfois plus. Il peut commencer de façon relativement anodine (« Ta robe est moche ») et suivre une escalade infernale.
Pour faire face et comprendre le phénomène du harcèlement entre jeunes, tout le monde doit s’impliquer et prendre les responsabilités de ses propres actions, valeurs et attitudes. Tous les acteurs doivent être pris en compte : les victimes, les auteurs, les spectateurs, les familles, les institutions. Tous doivent pouvoir reconnaître l’existence du harcèlement et mesurer ses effets afin de pouvoir au mieux le prévenir, au pire le gérer. Nos programmes de prévention doivent mesurer leur propre efficience. Et plutôt que d’insister sur des campagnes négatives à propos de l’intimidation et du bullying, selon D. Boyd, nous pourrions nous concentrer sur des concepts positifs : en encourageant les relations saines, la notion de « citoyenneté digitale », l’empathie, en aidant les jeunes à se sentir forts, confiants et capables, sans les pousser automatiquement à se voir comme des victimes ou des oppresseurs, en les amenant également à comprendre que les « dramas » auxquels ils ne prêtent parfois pas beaucoup d’attention peuvent avoir de sérieuses conséquences… En mettant en place des lieux pour les soutenir – en ligne et hors ligne, afin d’être présent lorsque les jeunes sont fragilisés et ont le sentiment d’être seuls.
Selon le psychiatre Xavier Pommereau :
« Ce qu’il faut comprendre, c’est que quand on est en difficulté identitaire pour quelque raison que ce soit, les tensions et tumultes de l’adolescence peuvent donner envie de faire cesser la souffrance. Il faut comprendre que la pensée suicidaire, ce n’est pas forcément mourir : c’est en finir avec la souffrance. Le geste suicidaire inclut deux parties : d’une part, « Tout s’arrête, j’en ai assez, c’est intolérable » et d’autre part, « Je veux que ça continue autrement, je veux exister autrement… ». Malheureusement, aux dépens de ceux qui restent. »
Vous savez quoi ? Il m’est même déjà arrivé de me retrouver face à quelqu’un qui tentait de m’intimider : en 6ème (autant dire, il y a un milliard d’années), une nana avait déboulé devant moi pour me dire « Hé, pourquoi tu regardes ma copine, toi ? Tu regardes pas ma copine, OK ?! ». En l’occurrence, je ne regardais pas sa copine et à l’époque, je m’étais dit que ce n’était pas bien grave (que la nana en question était sans doute un peu barrée) – probablement parce que j’avais la chance d’être bien entourée et d’avoir les pieds relativement à l’aise dans mes baskets. Mais en fait, peut-être bien que ça aurait pu être grave – après tout, je m’en souviens encore. Peut-être que ça aurait pu me foutre une claque et me ficher les jetons. Peut-être que c’était tout de même déjà un pas vers une violence ?
Parfois, quand je regarde des trucs comme Glee, un peu dégoulinants de bons sentiments, il m’est déjà arrivé de me dire à moi-même que c’est quand même un peu ringard. Mais finalement, ce n’est pas un peu nul de trouver ça ringard ? Si ça peut contribuer à faire qu’une petite 6ème ne se retrouve pas face à une agression verbale au 1er trimestre, est-ce que c’est vraiment ringard ? Et si on pouvait commencer à tous bosser dans le même sens pour encourager les jeunes gens à entretenir des relations plus bienveillantes, en ligne, hors ligne ou ailleurs ?
Quelques ressources en situation de harcèlement
Gardez bien en tête que si le cyberharcèlement ne constitue pas une infraction réprimée en tant que telle par la loi française, le cyber-harceleur est susceptible de voir engager sa responsabilité sur le fondement du droit civil, du droit de la presse ou du code pénal – selon les termes de www.agircontreleharcelementalecole.gouv.fr.
Si vous en êtes victime :
- Alertez les adultes de votre entourage : parents, grands-parents, personnel éducatif… Vous n’êtes coupable de rien, n’hésitez pas à parler de votre situation pour trouver de l’aide.
- N’hésitez pas à joindre Net Ecoute au 0800 200 000 – où un écoutant spécialité pourra répondre à vos questions (leurs services proposent des moyens techniques et juridiques adaptés à la fois à la victime, à sa famille et au personnel de l’éducation nationale). Les appels sont gratuits, la ligne est ouverte du lundi au vendredi de 9h à 19h.
- Vous pouvez effectuer des démarches pour bloquer les profils ou comptes de vos agresseurs – à titre d’exemple, Facebook, afin de lutter contre ces pratiques, a mis au point une page dédiée à la sécurité.
- Ne répondez pas aux messages reçus – sauvegardez-les, ils constitueront des preuves.
- Pour plus d’informations et de conseils : http://www.agircontreleharcelementalecole.gouv.fr/que-faire-qui-contacter/
Si vous pensez être spectateur d’un harcèlement :
- Contactez et prévenez l’entourage de l’adolescent/l’enfant (école, famille, …)
Pour aller plus loin :
- Posts de blog de danah boyd :
- Rapport « Prévention du Harcèlement à l’Ecole » (2011), du sociologue Eric Debarbieux
- Une interview d’Eric Debarbieux
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Les Commentaires
C'est un sujet qui me tient très à coeur car moi même, j'ai souvent été victime de harcèlement sur internet mais les profs, ma famille, mes amis m'ont toujours soutenu. J'étais choquée par l'attitude des profs dans le cas d' Annie D'Astrée .