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La Nuit de Valognes, d’Eric-Emmanuel Schmitt

« Le salon d’un château de province au milieu du XVIIIème siècle. Visiblement on a perdu l’habitude d’y venir, les meubles sont anciens, les tapisseries défraîchies, et l’on voit, çà et là, des draps protecteurs, de la poussière et des toiles d’araignée.
Un escalier monte à un étage.
C’est la nuit au-dehors. On doit sentir alentour la froide obscurité de la plaine normande, le ciel noir et bas, et les clochers sans lune. »

Pénétrons les lieux, absorbons les cendres de l‘ancien temps, les relents de naphtaline et la nervosité des héroïnes. Bien piètres, pauvres ou pesées. Cinq petites femmes dont la haine et la tristesse explosent dans l’air, violation en fond de gorge et mésestime au creux des rides. Noble tas de sexes faibles trompés un jour par le Trompeur et voués par vengeance. Dégoût, offense et honte ! Cris, salive et pleurs !
Car ces feus jolis jupons se réunissent sans trop se connaître, liées entre elles par le commun d’un sexe masculin nommé Don Juan. Sexe fier qui les a séduites, possédées puis délaissées. Toutes et tout entières.
Voici donc les règles d’un jeu posées à terre par un pauvre salopard, insoucieux du cœur pour ne chercher que l’acte, inconscient du vrai pour n’être qu’affranchi. Voici donc celles – bien nouvelles – de cinq petites victimes élues pour le poser en procès et jouer les cruelles, exiger le prix à payer à leur blessures et faiblesses. Se montrer traîtresses.
En cette nuit et au sein de cette poussière toussante, Don Juan n’a donc plus le choix.

« La Duchesse : J’ai ici une lettre de cachet en blanc – le Roy me devait bien cela – où il me suffirait d’inscrire son nom. Voilà le marché que nous proposerons à Don Juan tout à l’heure : la réparation où la prison.
La Comtesse : […] Et qui épouse t’il ?
La Duchesse : […] Il y a là, au-dessus de nos têtes, une jeune fille dont les vingt ans veulent mourir. Vingt ans, il n’y a qu’à vingt ans que l’on est assez vivant pour vouloir mourir, il faut une chair fraîche, des muscles fermes, des os durs. Lorsque les formes décroissent, lorsque le corps esquisse toujours plus précisément son cadavre, croyez-moi, on ne veut pas mourir, on s’y accroche, à cette vie qu’on a tellement maudite lorsqu’on en avait tant. Elle a vingt ans, c’est une histoire banale pour nous : elle a connu Don Juan, il l’a séduite puis abandonnée… comme les autres. C’est ma filleule. Il l’épousera. »

L’acceptation ou la prison. Les bafouées jubilent.
Car vouer l’homme à l’union, c’est le cercler sans barreau et sans grille, sans cadenas et sans clef. Car le promettre à l’hymen, c’est le contraindre à aimer ne plus être libre, lui offrir matière à réitérer mais ne plus créer, réchauffer mais ne plus consommer.
Car passer l’alliance au doigt de Don Juan, c’est tuer la bête dans l’homme, annihiler l’instinct du génie, émasculer au profit du contrat. Se venger, enfin, de n’être que sexe faible face au sexe à affaiblir.

La manœuvre est habile, certes. Cependant, lorsque le Trompeur l’accepte sans mot dire, sans offense ni tactique, la joie de ces dames s’épuise en un souffle. La longue agonie promise ne l’effraie pas ? La seule perspective des noces ne l’écoeure pas ? Mais…
Quelque chose ronge alors à couvert.

« La Petite : A quel Don Juan ai-je affaire… Celui qui m’a aimée ou celui qui m’a quittée ?
Don Juan : C’est le même. Femelles ! Femelles ! Cette mauvaise foi qui est le fumet de vos égoïsmes !… Quelqu’un vous flatte et prétend vous aimez ? Il est dans le vrai ! Il vous délaisse, il part, il ne vous aime plus ? C’est qu’il se trompe ! (Presque menaçant.) Il ne te viendrait pas à l’idée qu’un séducteur cherche quelque chose qu’il a définitivement obtenu une fois que tu t’es bêtement laissée séduire ? Il n’y a plus aucune raison de rester : la viande est morte !
La Petite : S’il a recommencé ailleurs, s’il erre sans cesse en se cognant de femme en femme, c’est qu’il ne trouve pas ce qu’il cherche, parce qu’il ne sait même pas ce qu’il cherche. […] L’amour, bien sûr.
Don Juan : Voilà, le mot est prononcé, tu as tout dit : l’amour ! Pauvre fille, à soixante ans tu diras « Dieu » comme tu as dit « l’amour » à vingt, avec les mêmes yeux, avec la même foi, le même enthousiasme. C’est bien une femme qui parle.
La Petite (lui tenant tête) : Et c’est bien un homme qui raille ! Reconnaître qu’on a un cœur, un cœur insatisfait, un cœur brisé : quel déshonneur ! Comme si le fait de pisser debout était incompatible avec les sentiments ! »

La joute est engagée, et à mesure, la bête est touchée. Mais qu’importe, elle crève déjà d’une blessure bien plus dure, bien plus insidieuse que les multiples pointes de ce pitoyable procès. Or certaines choses ne se disent pas, ne peuvent s’avouer qu’aux dépends du vaincu et en toute fin de lutte. Alors Don Juan tait le mal, illusionne, créé à bout de souffle ce qui hier encore était lui. Après tout, n’est-il pas coutumier des faux-semblants et autres fausses promesses ?
Une vulgaire histoire d’apparence, en somme. Cracher des « on dit » et des « je sais » pour taire la plainte et flouer celles qui un jour l’ont aimé et cette nuit le haïssent.

Cependant, les revers de pages voient le costume du séducteur en chasse démangé par le passé, et son velours se brouiller en un million de miettes. Le patchwork du chercheur de plaisir est alors peu à peu broyé, décousu et brûlé, à mesure que les mots coulent, que le procès se déroule et qu’il devient trop rude de ne pas s’affaisser.

« Sganarelle : Voyez-vous, cela fait quelque semaines que je me demandais si vous n’alliez pas finir par épouser quelqu’une ; c’était comme un vent nuptial qui soufflait sur nous. Bon, le choix s’arrête sur elle. Mais je crois que ce n’est pas cette femme que vous épousez. Vous faites un mariage.
Don Juan : Tu délires, Sganarelle.
Sganarelle : Je ne crois pas. Quand je délire, vous riez. »

Or Don Juan ne rit pas. Plus. Les douleurs se font trop grandes là où il n’y a pas de coeur, le dégoût et la honte trop conséquents pour que leurs coups n’altèrent pas son allure. L’altier tombe, et le masque…
Le masque est enfoui sous les rides.
Mais ne vous méprenez pas : il n’y a guère de remords dans cet être là. Car Don Juan, s’il n’est plus Don Juan, conserve tout entier le passé de Don Juan. La faille est donc ailleurs, enfouie et camouflée sous des frous-frous d’ironie et de résignation, si improbable que sa mise à nu ne créerait que des risées. Des éclats de dents gâtées ou faussement blanchies, des rires comme des heurts dans son poumon gauche, des secousses à tuer sur ses tempes. Incrédulité ou moquerie, mais toute foi étouffée dans l’œuf.
Croire cela serait insane.
Mais croire quoi ?

Supposer que le sentiment n’a pas de sexe, et que le sexe n’a pas d’allure.

« Don Juan : Je ne connaissais que le sexe, je ne connaissais que la guerre. Je croyais savourer le plaisir et je n’en goûtais que l’excitation. J’aimais gagner, rien d’autre. (Se tournant vers la Duchesse.) Depuis toujours j’attendais… J’attendais chaque fois que l’une de vous m’arrête, me retienne… Je vous ai toutes regardées en me disant : « Je pars. » Et je pouvais toujours partir…
La Duchesse : Et lui…
Don Juan : Et lui, je l’ai manqué aussi. Je ne m’attendais à reconnaître l’amour que paré d’un jupon.
[…]
La Duchesse : On dit que les nouveaux-nés sont quasiment aveugles pendant leurs premières semaines sur cette Terre, qu’ils ne distinguent ni formes ni couleurs, jusqu’au jour où le sourire d’une mère, les deux mains d’un père, écartant la gaze floue et confuse qui recouvre le berceau, leur apparaissent. Et puis plus tard, à l’âge adulte, il y a – parfois- de nouveau, un homme ou une femme qui soulève le rideau, donnant forme et couleur au monde. Le Chevalier l’a fait. Où irez-vous ?
Don Juan : Je ne sais pas. Au-delà de moi.
La Duchesse : C’est tout près.
Madame Cassin : C’est très loin. Bonne chance, Don Juan. »

Prenez donc garde à l’illusion creuse des apparences, à ce qui s’établit au sein des pages. Prenez garde aux mythes et aux mots qui brouillent, à l’étroite petite sensation des idées reçues. Laissez-vous bousculer enfin par ce petit récit de sentiments.

Que de sentiments, finalement.

> La Nuit de Valognes, Eric-Emmanuel Schmitt, chez Magnard, 4,70 € ou La Nuit de Valognes – Le Visiteur – Le Bataillon – L’Ecole du diable, Eric-Emmanuel Schmitt, 5,20 €


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Les Commentaires

13
Avatar de Mylouze
3 juillet 2010 à 09h07
Mylouze
La part de l'autre tu vas adorer, il est vraiment genial
(y'a aussi Lorsque j'étais une oeuvre d'art, que tu devrais lire)
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Voir les 13 commentaires

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