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Vie quotidienne

Être une actrice noire et ronde, « c’est déjà un positionnement politique »

Déborah Lukumuena et Océane étaient au lycée ensemble, avant Divines, et avant le César. 6 ans après elles font le point sur la vie de Déborah, qui a changé du tout au tout depuis son premier rôle au cinéma.

Déborah Lukumuena avait répondu aux questions d’Océane en septembre 2018, dans l’interview à (re)découvrir ci-dessous. Ce jeudi 2 mai 2019, elle est à l’affiche du 49ème épisode de La Poudre, le podcast d’entretiens féministes tenu par Lauren Bastide.

Publié le 6 septembre 2018

La dernière fois que j’ai vu Déborah, c’était il y a 6 ans.

J’avais 17 ans, et j’étais élève en première littéraire au lycée Maurice Eliot à Epinay-Sous-Sénart dans l’Essonne. Déborah habitait à Epinay, comme moi, et elle était en classe de terminale littéraire.

Nous n’étions pas de proches amies, nous n’avons jamais été dans la même classe, mais malgré tout il nous arrivait de discuter, quand je marchais jusqu’à mon bus et qu’elle rentrait chez elle.

Au lycée, je la voyais comme une fille assez marginale, avec un charisme palpable et imposant. Elle me paraissait passionnée, et très impliquée dans ses cours.

Plus tard pendant mes études supérieures, plusieurs mois après la sortie du film Divines, c’est en voyant par hasard son visage sur une affiche que j’ai eu un choc : Déborah est devenue une actrice césarisée.

Grâce à Instagram nous avons recommencé à suivre la vie de l’une, et de l’autre, et m’est venue l’idée de l’inviter à la rédac, pour discuter, parler du bon vieux temps (comme si on avait 50 ans tavu), et surtout qu’elle me raconte à quoi ressemble sa nouvelle vie d’actrice.

La vie de Déborah Lukumuena avant le cinéma

J’ai retrouvé Déborah émue par le fait que sa vie d’avant revienne lui faire un coucou. Alors on a repris à zéro, ou du moins j’en ai profité pour faire connaissance avec elle de nouveau.

Les parents de Déborah sont tous deux congolais, et je me souvenais que sa mère était dame de cantine dans l’école primaire à côté de notre lycée. Elle me parle de la place de ses origines congolaises dans sa vie.

« Mes parents sont deux congolais qui sont venus en France en 1988 avec leurs trois enfants, pour leur donner une meilleure vie, à eux et aux deux enfants qui ont suivis.

Mes origines congolaises sont très présentes dans ma vie, tout le temps. Je pense que chacun de nos paramètres a une importance, et je n’aurais pas été la même personne si je n’avais pas été Congolaise.

J’ai été élevée dans la double culture : j’allais à l’école en France, je lisais du Victor Hugo, mais à la maison j’avais ma mère qui me parlait Lingala, me cuisinait des plats typiques, et me passait des cassettes de chanteurs congolais.

J’ai baigné dans cette double culture, elle fait partie de mes richesses, et j’en suis très fière. »

Déborah vit encore à Epinay, la ville qui a bercé nos années lycées.

C’est une ville qui personnellement m’a souvent parue désagréable, dans laquelle je ne me suis pas épanouie, et dont Déborah arpente encore aujourd’hui les rues. Faisant se chevaucher sa nouvelle vie avec sa vie d’adolescente.

« C’était un environnement qui ne m’était pas hostile.

Et c’est un paramètre qui m’a permis de me construire telle que je suis vraiment, parce que c’est une ville qui est très loin de Paris, donc à chaque fois que je rentre c’est un recul que je suis obligée de prendre.

Il m’arrive de repasser devant notre lycée, Maurice Eliot, et ça me fait toujours quelque chose, parce que je regarde cet établissement, et je me souviens qu’à l’époque où j’étais là, je ne rêvais pas de cinéma !

Je voulais être prof de Français, je n’avais pas toutes ces pensées, toute cette ambition et toutes ces préoccupations. J’étais quelqu’un d’autre.

Et même si je suis très contente de ce que je suis en train de devenir, et du métier que je veux faire, cette Déborah a été la, et elle est encore un peu entre ces murs. »

Elle me décrit cet endroit et cette période de sa vie comme une sorte de vivier à colère, qui était déjà bien présente à cette époque, et qui l’est toujours aujourd’hui.

Une envie de dire non, de changer les choses, et d’aller vers l’humain et la transmission.

« J’étais une jeune fille encore plus en colère que maintenant, je ne sais toujours pas pourquoi, mais en tout cas j’étais très en colère !

Le lycée c’est le lieu où j’ai vraiment pu le plus profiter de ma passion de la littérature, et surtout où la notion de transmettre est arrivée en moi. À cette époque j’ai su que le but de ma vie allait être de transmettre quelque chose.

Au lycée, il y avait des professeurs dont la pédagogie et l’amour de leur métier m’ont atteint. Ils ont transmis une humanité qui m’a touchée.

Je pense qu’on ne peut pas transmettre sans être humain. Et ce sont des professeurs dont je me souviendrai toute ma vie. »

Déborah Lukumuena, tombée dans le cinéma

La transmission, les lettres, la langue française… Même en s’écartant des métiers du professorat, Déborah ne s’éloigne pas de ces thématiques dans sa vie de comédienne.

Quand elle sort du lycée, elle commence une licence en lettres modernes, d’abord à la fac de Saint-Quentin en Yvelines, puis à Paris IV, où elle se sent vraiment seule et isolée pour la première fois de sa vie.

Passionnée de films et de séries historiques, à cette époque elle dévore The Tudors, et commence à regarder en boucle certaines scènes, apprendre les répliques par coeur, et les rejouer chez elle dans sa chambre.

Elle prend finalement la décision de postuler à des annonces pour de la figuration, timidement.

Elle sait maintenant qu’elle aimerait mettre un pied dans le monde du cinéma, mais elle se persuade qu’elle doit commencer petit, et ne pas avoir trop d’ambition trop tôt.

« Au bout du troisième jour de ma recherche, je tombe sur l’annonce qui va tout enclancher, l’annonce du film Divines.

J’ai envoyé un mail même pas rédigé, et quelques jours plus tard j’avais déjà oublié que je l’avais envoyé… Je n’imaginais pas du tout que j’allais décrocher un rôle !

Deux semaines plus tard je reçois l’appel d’une directrice de casting qui me dit qu’elle voudrait me voir, je suis seule dans ma chambre, je reste un peu coite, je me demande ce qui est en train de se passer…

À ce moment-là en moi il y a beaucoup de curiosité et d’angoisse, mais surtout il y a de l’espoir. »

Pendant 9 mois, Déborah se rend en cachette rue de Charonne à Paris pour travailler le rôle de Maimouna avec la réalisatrice Houda Benyamina.

Elle invente 1001 excuses à sa famille pour se camoufler, ne voulant pas prévenir ses proches de quelque chose qui pourrait ne pas se concrétiser.

9 mois de casting, pendant lesquels Déborah n’est sûre de rien.

Elle n’a jamais pris de cours de théâtre, ne sait pas ce qu’elle vaut en tant que comédienne, et se confronte à une femme très stricte et dure avec elle, qu’elle trouve même presque méchante et cruelle.

« Je me retrouve face à une femme qui ne me connaît pas, qui est deja très exigeante avec moi, et qui me demande de faire des choses que je n’ai jamais faites.

Par exemple d’être très émotive, ou d’être dans une certaine vérité alors qu’il s’agit d’un film. Je n’avais pas encore cette conscience-là.

À l’époque je la pensais tellement cruelle que je me disais qu’elle me faisait peut-être venir pendant tout ce temps, pour au final me dire qu’elle ne me prenait pas pour le rôle !

Du coup je gardais tout pour moi, et quand on m’a appelé pour me dire que je l’avais, je suis allée me réfugier dans la salle de bain et j’avais la banane. J’étais soulagée, heureuse, et j’avais hâte de la suite. »

Premier rôle, premier César de la meilleure actrice dans un second rôle. Déborah fait une arrivée subite sur le devant de la scène, accompagnée d’une médiatisation qu’il lui faut apprendre à gérer.

Et surtout, elle se confronte aux journalistes, aux critiques, et prend conscience qu’on cherche déjà à la réduire à son physique et sa couleur de peau.

Être une femme, actrice, noire et ronde

Déborah m’explique rapidement qu’après sa prestation dans Divines, on a cherché à l’enfermer, et à la réduire.

Quand je lui demande si elle défend un combat, si elle exprime des revendications par ses choix de rôles, elle me répond que le fait même qu’elle apparaisse à l’écran est une prise de position politique.

« Plusieurs fois on m’a dit que mon rôle dans Divines n’était pas un rôle de composition. Que l’adolescente de cité c’était moi, que je n’avais pas travaillé, que je n’avais fait qu’être.

C’est une insulte à mon travail, au travail de l’équipe et de la réalisatrice, et Divines n’est pas qu’un film de cité.

C’est un peu triste, mais quand on me voit parler en interview, qu’on voit que je parle bien français, certaines personnes réagissent en disant « ah oui ça casse tout le cliché ! ».

Je suis obligée de me manifester en interview, de montrer que non, je ne parle pas comme une racaille, et oui je suis éduquée et instruite. »

Lassée des clichés, Déborah trouve le cinéma français encore trop lisse. Et maintenant qu’elle le vit de l’intérieur, elle se rend encore plus compte de ce que signifie être une femme pour le grand écran.

« J’en ai marre du cinéma uniforme, des mêmes profils. Ça fait un moment que je le dis, et je n’ai pas honte de le crier.

Si aujourd’hui le public français n’est pas habitué à voir des héroïnes noires, rondes, arabes, indiennes, asiatiques, c’est parce qu’on ne lui en a pas donné !

Certains réalisateurs et réalisatrices ont encore peur d’écrire des scénarios dont le premier rôle est une femme, parce qu’ils ont moins de chance d’avoir des financements !

Et le fait que moi je sois une femme ronde, ça a toute son importance.

Sur les scénarios, pour les descriptions de personnages de femmes fines, il n’y a jamais écris par exemple « Valentine, 20 ans, FINE, blonde ». Par contre quand elle est ronde, il va y avoir écrit « Valentine, 20 ans, PLANTUREUSE, RONDE ».

Malgré tout Déborah est optimiste. Même à l’échelle de sa jeune carrière de 2 ans, elle sent déjà que les propositions qu’elle reçoit changent, et que les lignes bougent.

Déterminée à toujours choisir des rôles qui vont avec sa manière de penser et de s’affirmer, elle accepte juste après son César son deuxième rôle sur grand écran.

Le cinéma pour dénoncer

Deux semaines après les Césars, Julien Petit, réalisateur, approche Déborah pour un rôle dans son futur film Les Invisibles, sur les femmes sans domicile fixe.

C’est elle qu’il imagine dans le rôle d’Angélique, et Déborah est tout de suite touchée par l’approche du réalisateur et la teneur du film.

« J’ai vu un homme qui arrivait avec une histoire de femmes, et surtout une histoire de femmes sans-abri.

C’est un sujet très lourd et très rare au cinéma, et j’aime être au service de sujets qui ne sont pas souvent abordés, qui frappent, qui sont polémiques.

J’ai découvert une sensibilité chez ce monsieur qui m’a émue, et le personnage d’Angélique m’a aussi beaucoup ému.

C’est une jeune femme qui a la vingtaine, qui était sans-abri, qui s’est prostituée, et qui a finalement été adoptée par la directrice d’un centre pour SDF, dans lequel elle finit par travailler.

Le tournage a aussi été très éprouvant. Déjà parce qu’il faisait très froid (on a tourné en janvier et février 2018 à Tourcoing)… mais c’était aussi très dur, émotionnellement.

On a tourné avec des vraies femmes SDF, ou qui avaient déjà été en situation précaire. Je me suis retrouvée face à des femmes qui livraient leurs témoignages, de manière très brute, et se manger ça en pleine tête c’est brutal.

Mais je suis tellement reconnaissante d’avoir pu vivre ça. »

Les Invisibles sortira en janvier 2019, et l’univers de ce film, tout comme celui de Divines, semble coller à la réversion de Déborah pour l’injustice.

« Quand je fais la promotion d’un film, je suis obligée de parler du monde qui m’entoure, je suis obligée de parler de ce qui me dérange, parce que c’est inhérent à moi-même, et surtout parce que ça fait partie de mon métier.

Le comédien montre, dénonce, parle, crie.

Depuis l’école, ce que je déteste le plus c’est l’injustice. C’est quelque chose dont j’ai horreur, et je pense que c’est aussi pour ça que je fais ce métier.

Je pense que c’est ce sens exacerbé de la justice, qui a fait que j’ai vu des choses contraires à ma propre vérité, et qui a fait de moi cette enfant, puis cette femme colérique.

Cette colère aujourd’hui je la transforme, je peux emprunter le discours d’un réalisateur ou d’un personnage pour dire ce que je pense.

On n’en a pas grand-chose à faire de ce que Déborah pense à l’état brut, mais derrière un personnage et dans une histoire je trouve que c’est beaucoup plus intéressant. »

La mort pour thématique chez Déborah Lukumuena

En dehors de ses projets en tant qu’actrice, Déborah compte bien un jour passer derrière la caméra. Depuis quatre ans elle est en écriture sur son court-métrage, dans lequel elle a investi beaucoup de son intimité.

« Avec la grande bouche que j’ai, c’est obligé qu’un jour je passe à la réalisation ! J’ai tellement de choses à dire, ça fait partie intégrante de mes rêves et de mes projets.

Ça va paraître très glauque mais je pense tous les jours à la mort, c’est quelque chose qui avant m’effrayait beaucoup, et maintenant c’est une donnée qui vit avec moi, qui est là, j’en ai moins peur. Et j’ai envie d’explorer ça.

J’ai une mère très dévouée, avec laquelle j’ai une relation très fusionnelle. Elle serait prête à tout, même à mourir pour ses enfants. Et dans le court-métrage que j’écris, je pose la question inverse.

C’est l’histoire d’Abraham (à la base le personnage était féminin mais j’ai changé pour prendre plus de distance), qui a 20 ans, et voit sa mère agoniser suite à un accident de voiture. Elle lui demande la mort.

Comment réagir face à ta mère, qui a tout fait pour toi, et qui te demande un seul service qui mettrait fin à ses souffrances… mais qui serait le début des tiennes ? »

Les choix de Déborah sont intrinsèques à ses émotions, à ce qu’elle vit et ce qu’elle ressent. Depuis Divines, elle a fait le choix d’apprendre, de revenir aux bases, pour se perfectionner et se donner tous les outils pour faire durer sa carrière.

Elle est maintenant étudiante au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, à travers lequel elle réapprend tout.

Elle apprend à être regardée, à ne pas être regardée, elle se confronte à sa pudeur, et gagne un peu d’assurance.

En perpétuelle remise en question, Déborah est petit à petit en train de se forger sa voix de comédienne, et quand on se quitte, on se promet de ne pas attendre six autres années pour se revoir !

À lire aussi : Les injonctions à la féminité, à sourire, à être sensuelle… ça reste relou, merci bisous

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Les Commentaires

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Avatar de MaudM
3 mai 2019 à 11h05
MaudM
Très chouette article Océane ! Qui m'a donné envie de voir le film. Je l'ai mis sur ma liste de films cools à voir (si si !). J'aime aussi beaucoup les mots d'Aïssa Maiga sur le sujet de la diversité au cinéma et son ouvrage collaboratif "Noire n'est pas mon métier" est aussi sur ma liste des choses à lire quand j'aurais une journée pour souffler

"Les Invisibles sortira en janvier 2019, et l’univers de ce film, tout comme celui de Divines, semble coller à la réversion de Déborah pour l’injustice."
Point orthographe : j'ai vu le mot réversion et me suis dit "chouette, un mot que je ne connais pas, je vais aller voir ça". Il se trouve que c'est soit un changement dans l'ADN, soit une pension versée au conjoint survivant d'une personne décédée qui aurait déjà bénéficié d'une pension. Donc aucun rapport avec ce contexte. L'aversion signifie la répulsion et je pense que c'est celui-là qui était prévu non ?
Du coup, en fait, je suis super intriguée par ce mot et comment il est arrivé là
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