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Edward Bunker, histoire d’un malfrat devenu écrivain

Parmi tous les personnages de Reservoir Dogs, il en est un qui, au milieu de la belle brochette d’acteurs qu’on connaît, semble presque être un figurant. Tu l’as peut-être remarqué : c’est Mr Blue, qu’on voit avec les autres au début du film et qui disparaît rapidement de la circulation. Pourquoi ? Eh bien parce qu’Edward Bunker, c’est son nom, n’est pas un acteur. S’il apparaît dans le film de Tarantino, c’est bel et bien pour un clin d’œil : c’est en fait un écrivain. Et même plus que ça…


© Metropolitan FilmExport / Edward Bunker dans Réservoir Dogs, en retrait à droite

L’éducation d’un malfrat

Edward Bunker était au moment où il a joué dans Reservoir Dogs un écrivain et un scénariste assez connu aux Etats-Unis notamment pour tout ce qui touchait aux films de gangsters. C’est qu’avant d’être écrivain, il a d’abord été un malfrat, un voleur, un bandit.

Comment cet Américain est né à l’écriture, on l’apprend sans son autobiographie, L’éducation d’un malfrat (Education of a felon) qui reprend de manière assez traditionnelle chaque étape de cette vie d’une saisissante noirceur. De foyers en maisons de redressement, de prisons pour mineurs à la prison de San Quentin, réputée pour être à l’époque l’une des plus dures des Etats-Unis, Edward Bunker s’est frotté depuis sa plus tendre enfance au système répressif qui l’entourait.

Rebelle dans l’âme, toujours sensible à l’injustice qui l’entoure mais, est-il besoin de le préciser, sans le moindre misérabilisme, cet homme qui analyse dans ses romans le monde qui a été le sien et nous permet de le connaître avec une lucidité qu’on ne trouvera probablement jamais ailleurs est devenu écrivain en prison. C’est là qu’il a découvert la littérature et que, s’isolant de temps en temps de la vie pénible des pénitenciers pour lire, il a fini par prendre goût à l’écriture.

C’est la persévérance qui lui a permis, des années plus tard, de publier son premier et meilleur roman, Aucune bête aussi féroce. Ses romans sont adaptés au cinéma : Le récidiviste, avec Dustin Hoffmann, vient de son premier roman ; tandis que le second est adapté des années plus tard par Steve Buscemi : Animal Factory. Edward Bunker est désormais un vieil homme qui apparaît discrètement dans les prisons reconstruites des studios de cinéma. Finis les braquages : il se consacre à l’écriture de romans, de scénarios, jusqu’à sa mort en 2005.

LA TRILOGIE DE LA BETE

Les titres de ses trois premiers et principaux romans, publiés respectivement en 1991, 1992 et 1993, ont tous été traduits en français par une expression incluant le terme « bête », comme c’est le cas du titre original du premier roman. C’est ainsi que cette trilogie a été baptisée chez nous « la trilogie de la bête ».

Aucune bête aussi féroce (No beast so fierce) est le premier roman d’Edward Bunker, celui qu’il a mis tant de temps à écrire, celui qu’il a tant de fois remanié jusqu’à ce qu’une maison d’édition accepte de le publier. Le travail fournit par l’écrivain en prison, on le sent immédiatement à la lecture de ce roman d’une poigne saisissante, d’un réalisme qui le classe parmi les meilleurs romans policiers. Il met en scène Max Dembo à sa sortie de prison. Décidé à marcher dans le droit chemin, le bandit se trouve immédiatement confronté à des problèmes venus lui barrer la route, en tête desquels son responsable de conditionnelle. Malgré lui, toujours, Max Dembo replonge dans le crime. Le narrateur, avec un regard tranchant, analyse par son biais le mécanisme du crime et du mal. Le récit est confondant de réalité et d’intelligence. Plus encore, sans doute, quand on imagine Edward Bunker le stylo à la main dans sa cellule s’acharnant à réussir son roman… Le roman est fictionnel mais pour avoir lu avant son autobiographie, on cueille le long des pages quelques éléments transposés à partir de sa propre expérience.

On perd un peu en qualité avec son deuxième roman, La bête contre les murs (Animal Factory). Son intérêt principal, même s’il perd en partie la violence saisissante qui était celle de Max Dembo, est de continuer à décortiquer la société telle qu’on la rarement vue, telle qu’Edward Bunker la connaît vraiment. Les cavales, les prisons, les ambitions des petits voleurs et des grands bandits, les luttes entre Noirs et Blancs exacerbées en prison, il les connaît par cœur. Elles ont été les siennes, celles de ses amis. Elles nourrissent chaque phrase d’une portée glaçante.

Avec La bête au ventre (Little boy blue), Edward Bunker remonte jusqu’aux démons du système punitif américain, c’est-à-dire jusqu’à l’enfance et la jeunesse rebelles, sauvages, déjà complètement détruites. L’écrivain insiste toujours, lorsqu’il présente ses personnages, sur l’origine de leur mal. Sans les dédouaner, sans justifier le vol ou le meurtre, il en fait pour ces hommes quelque chose de nécessaire. Il n’est pas question pour lui de juger ces personnages, sûrement tous inspirés d’une connaissance de l’écrivain, à l’aune d’une morale qui n’est pas celle du monde dans lequel vivent ces hommes. Ils sont au-delà : on le leur a appris lorsqu’ils grandissaient, lorsqu’on les a cassé en cherchant à les dompter, lorsqu’on a fait naître en eux la bête, irrémédiablement.

DOG EAT DOG

Avec précision, méthode, intelligence, Edward Bunker détruit chacun de nos a priori sur le mal. Ce qu’on croyait savoir sur les bandits après avoir regardé tant de films du genre, l’écrivain nous le dit autrement, mieux, plus clairement et avec plus de justesse surtout. Il brise les restes de sentimentalisme qui pouvaient encore trainer dans le milieu. Il n’y a plus rien que l’intelligence de la violence. Dans une scène saisissante de son quatrième roman, Les hommes de proie (Dog eat dog) le protagoniste, en fuite, prend en otage un révérend et sa femme en montant à bord de leur voiture. Après quelque temps, les otages se montrent plus conciliants envers le criminel, presque compréhensifs. C’est ce qu’ils croient… Avec une froideur propre aux personnages de ses romans, Edward Bunker plonge en Troy, son protagoniste. « Leurs paroles, leur attitude l’un à l’égard de l’autre firent naître en Troy mépris pour leur ignorance, et culpabilité douloureuse pour leur bonté simple. […] Le remords se mêla à la colère et lui brûla l’estomac. » Il n’y a pas de place pour quelque bonté que ce soit dans le monde de Troy. Ce n’est pas un hasard si les deux otages finissent déchiquetés par les tirs de la police à l’arrière de la voiture.

Dans la préface de ce quatrième roman, William Styron, écrivain américain, s’interroge. Est-il nécessaire pour écrire sur un sujet de le maîtriser ou peut-on parler de ce à quoi on est étranger ? Sans trancher pour ce qui est des autres, W. Styron souligne à juste titre que c’est ce qui nourrit chaque paragraphe des romans de Bunker : sa familiarité avec ce dont il parle, et par là le fait qu’il évacue toute complaisance, toute facilité. Grandi dans la violence de ce monde, c’est avant tout son expérience qu’il partage, même à travers la fiction. Ce monde terrifiant qui a été le sien, il nous y fait goûter non pas du bout des lèvres mais pleinement, violemment. Chaque lecture devient un moment décisif de notre positionnement sur l’humain.

Pas étonnant, d’ailleurs, qu’il ait tant travaillé en relation avec le cinéma. Chacune des scènes qu’il rapporte ou invente se crée dans notre esprit comme une scène de cinéma : c’est le mouvement et la force qui les commandent. On se figure sans peine chaque situation comme devant un écran. Romans toujours en interaction avec la vie et la violence, ils gravent dans notre esprit des images nouvelles, parfois presque déstabilisantes, mais sous lesquelles ne cesse jamais de battre une intelligence et une lucidité revigorantes.

Edward Bunker est mort en 2005, ne laissant publiés que quatre romans et son autobiographie. En 2008 pourtant est sorti en France Stark, retrouvé après sa mort.


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Les Commentaires

2
Avatar de audrina
31 octobre 2008 à 18h10
audrina
wouahhh ! Quel parcours hallucinant !! Comme quoi on peut tous changer son destin
0
Voir les 2 commentaires

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